Page 143 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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vase, je m’abreuve à longs traits de l’onde salutaire ; salutaire est bien
le mot. On me passe la main sur le cou, sur les oreilles, on me tire par
mon licol ; je me laisse faire : si bien que mes gens restent convaincus
par l’évidence que leur frayeur était absurde, et qu’il n’y a pas animal
au monde plus bénin que moi. Échappé à ce double péril, il me fallut
le jour suivant, toute la sainte défroque sur le dos, avec clochettes et
cymbales, recommencer ma course mendiante et vagabonde.
Après avoir bien rôdé de cabane en cabane, de maison en maison,
nous rencontrâmes une bourgade bâtie, suivant la tradition du lieu, sur
les ruines d’une opulente cité. Nous prîmes gîte à la première auberge,
où l’on nous conta une historiette assez drôle arrivée dans un petit
ménage. Je veux vous en faire part.
Un pauvre hère, forgeron de son métier, et vivotant de son mince
salaire, avait pris une femme non moins pauvre que lui, mais à qui sa
galanterie fit bientôt une sorte de célébrité. Un jour que le mari était
allé de grand matin à l’ouvrage, un certain amoureux prit son temps
pour se glisser chez lui : et les joyeux ébats d’aller leur train en toute
sécurité. Tout à coup le mari rentre à l’improviste. Jamais soupçon ne
lui était venu à l’esprit, loin qu’il se doutât de la chose. Porte close,
verrous tirés ; mon homme est ravi de la vertu de sa femme. Il frappe,
il siffle, pour annoncer qu’il est là. L’amant ne se dérangeait pas ;
mais la rusée, experte s’il en fut en cette pratique, se dégage de ses
bras. Un cuvier se trouvait là, presque enterré dans un coin : elle y fait
tapir le galant, et va ensuite ouvrir la porte. Son mari n’avait pas
franchi le seuil, qu’elle l’apostrophe aigrement. Hé bien ! dit-elle,
c’est ainsi que tu vas musardant, les bras croisés et les mains vides,
plantant là ta besogne, sans te soucier du ménage, sans rapporter de
quoi mettre sous la dent ! et il faut que ta pauvre femme jour et nuit se
torde les bras à filer de la laine pour entretenir du moins une lampe
dans notre taudis ! Que la voisine Daphné est heureuse ! elle boit et
mange tout son soûl, et se donne encore du bon temps avec ses
amoureux.
A cet accueil, le mari reprend tout penaud : Allons, quelle mouche
te pique ? Le patron est en procès, et l’ouvrier chôme ; hé ! au moins,
nous aurons de quoi dîner aujourd’hui. Tu vois bien ce cuvier toujours
vide, qui tient tant de place ici, et ne fait qu’embarras dans notre logis ?
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