Page 146 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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Syrie !   Mais ils eurent beau débiter ces sornettes, les paysans leur
         firent  rebrousser  chemin.  On  les  jeta,  chargés  de  chaînes,  dans  le
         Tullianum du pays. La coupe et même la statue dont j’étais porteur
         furent, comme objets sacrés, portés au temple et déposés dans le trésor
         des offrandes. Quant à moi, le lendemain je fus mené au marché et
         vendu à la criée.
            Le boulanger d’un village voisin m’acheta sept deniers plus cher
         que  Philèbe  ne  m’avait  naguère  payé.  Tout  aussitôt  mon  nouveau
         maître, qui venait de faire provision de grain, m’en mit sur le dos ma
         charge, et me mena, par un chemin plein de cailloux et de racines, au
         moulin qu’il exploitait.
            Là se trouvaient bon nombre de meules à mécanique, que mainte
         bête de somme faisait tourner en tous sens. Tant que durait le jour,
         même la nuit, nul relâche au mouvement de ces machines, et la farine
         se fabriquait au prix du sommeil.   Le patron, pour rendre mon noviciat
         moins rude, commença par me loger et traiter splendidement, et me
         laissa chômer le premier jour devant un râtelier copieusement garni ;
         mais cette heureuse faculté de bien manger et ne rien faire ne dura pas
         plus d’un jour. Le lendemain de grand matin, je fus attelé à la meule
         qui semblait la plus grande. On me couvre la face, et je me trouve
         poussé en avant dans une étroite rainure circulaire, contraint de décrire
         infiniment le même tour, passant et repassant sur mes propres traces,
         sans dévier ni arriver.   Je n’oubliai pas en cette occasion ma prudence
         et ma circonspection habituelles, et n’eus garde de montrer trop de
         docilité  dans  ce  nouvel  apprentissage.  Je  n’étais  pas  sans  avoir  vu
         fonctionner  de  ces  machines,  quand  je  faisais  partie  de  l’espèce
         humaine.   Mais, tenant à passer pour gauche et pour neuf autant que
         possible, je demeurais en place, feignant un étonnement stupide. Je me
         flattais qu’une fois mon inaptitude reconnue en ce genre d’exercice,
         on  me  trouverait  ailleurs  une  besogne  plus  facile,  ou  qu’on  me
         laisserait tranquille au râtelier ;   je fus détrompé à mes dépens : un
         rang de bras armés de bâtons s’établit autour de moi ; et au moment
         où j’y pensais le moins, car je n’y voyais goutte, un cri donne le signal,
         et les coups de tomber comme grêle sur mon échine. Cette évolution
         déconcerta mes calculs au point qu’à l’instant j’étendis la corde de
         toute ma force comme si je n’eusse fait autre chose, et je fis lestement



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