Page 144 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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je l’ai vendu cinq deniers, et l’acheteur me suit avec son argent pour
         emporter son meuble. Ainsi à l’ouvrage ! donne-moi un coup de main
         pour le mettre sur pied et en état.   La gaillarde avait trouvé son thème.
         Elle part d’un grand éclat de rire. Le joli mari que j’ai là, dit-elle, et
         l’habile homme en affaires ! ce que moi, simple femme, sans bouger
         du logis, j’ai vendu sept deniers, le nigaud va le laisser pour cinq.
         Ravi de cette surenchère, le mari demande qui est l’acheteur. Mais
         elle : Hé ! je te dis, benêt, qu’il est entré dans le cuvier pour s’assurer
         s’il est solide.
            L’autre prit la balle au bond et se relevant alerte : Tout franc, bonne
         femme, dit-il, votre cuvier n’est guère eu bon état ; il est tout à jour et
         ne tient à rien. Puis se tournant du côté du mari, sans avoir l’air de le
         connaître :   Et toi, l’ami, qui que tu sois, apporte-moi vite une lumière.
         Quand j’aurai gratté les ordures à l’intérieur, je verrai s’il peut faire
         encore du service. Ah ! c’est que je ne paye pas en argent volé.   Tout
         aussitôt, et sans ombre de soupçon, le subtil mari, l’aigle des maris,
         allume sa lanterne. Otez-vous de là, camarade, dit-il, et laissez-moi
         faire. Vous l’allez avoir tout à l’heure nettoyé comme il faut.   Mon
         homme met habit bas, et le voilà dans le cuvier, lanterne en main,
         raclant de son mieux l’épaisse moisissure dont le temps l’avait comme
         incrusté.   De son côté, le jeune drôle, qui n’est pas endormi, tandis
         que la dame se penche en avant, met à profit cette posture déclive, pour
         travailler  à  sa  façon.      L’effrontée  coquine  s’amusait  à  prolonger
         l’ouvrage aux dépens du pauvre homme, lui montrant du doigt une
         place  à  gratter,  puis  une  autre,  puis  encore  une  autre.  La  double
         besogne mise à fin, et les sept deniers comptés, le chanceux forgeron
         eut encore le plaisir de porter le cuvier sur ses épaules jusqu’au logis
         de son substitut.
            La très sainte compagnie passa là quelques jours à s’engraisser de
         la dévotion publique, sans compter ce qu’ils empochèrent à dire à tout
         venant la bonne aventure. La bande, à ce propos, s’avisa d’un curieux
         procédé  pour  attraper  l’argent  des  pratiques.      Mes  gens  avaient
         combiné un sort unique s’adaptant à presque tous les cas, et qu’ils vous
         débitaient gravement, sur quoi  que l’on vînt les consulter. L’oracle
         était ainsi conçu :
            : Qui, ses bœufs sous le joug, sillonne au loin la plaine,



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