Page 140 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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mon  dos,  et,  me  menaçant  du  glaive,  on  arrive  à  certaine  ville  de
         renom.   L’un de ses plus notables habitants, grand dévot d’ailleurs et
         zélateur du culte des dieux, averti de notre approche par le bruit des
         tambours et le cliquetis des cymbales, qui contrastait avec la mollesse
         du mode phrygien,  accourt à notre  rencontre,  et  réclame l’honneur
         d’héberger la déesse. C’est, dit-il, l’accomplissement d’un voeu. Sa
         maison était très spacieuse ; il s’empresse de nous y installer. Et le
         voilà prodiguant les adorations et les grasses offrandes, pour se rendre
         la divinité propice.
            Dans cette maison, il m’en souvient, je courus le plus grand danger
         qui  ait  jamais  menacé  ma  vie.  Un  fermier  de  notre  hôte  lui  avait
         envoyé, comme hommage de sa  chasse, un magnifique quartier de
         chevreuil.  On  avait  accroché  cette  venaison  derrière  la  porte  de  la
         cuisine, mais sans prendre la précaution de l’élever hors de portée. Il
         arriva  qu’un  chien,  chasseur  aussi  de  son  métier,  s’en  saisit
         furtivement  et  l’emporta,  pour  faire  curée  bien  loin  de  l’œil  des
         surveillants.   Quand le cuisinier s’aperçut de la soustraction, ce furent
         des lamentations aussi interminables que superflues. Déjà le patron
         avait demandé son souper. O désespoir ! ô terreur ! Le pauvre homme
         embrasse son fils au berceau, s’empare d’une corde, et va terminer ses
         jours par un nœud coulant ;   mais sa femme a surpris le secret de sa
         résolution.  De  ses  deux  mains  à  la  fois  elle  arrête  d’autorité
         l’instrument du trépas. Eh quoi ! dit-elle, pour un pareil accident, tu te
         troubles au point d’en perdre la tête, et tu ne vois pas que précisément
         la Providence t’envoie un moyen d’y remédier.   Voyons : pour peu
         que ce malheur t’ait laissé de présence d’esprit, écoute bien ce que je
         te vais dire. Mène-moi cet âne étranger dans quelque coin à l’écart, et
         coupe-lui le cou. Tu lui enlèveras une cuisse, qui passera aisément
         pour celle qui nous manque. Tu n’as qu’à la farcir, y mettre une sauce
         un peu relevée, et la servir au maître en guise de chevreuil.   Le pendard
         sourit à l’idée de sauver sa peau aux dépens de la mienne ; et, tout en
         complimentant  sa moitié sur son invention,  il  aiguise ses  couteaux
         pour cette boucherie.








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