Page 139 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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disaient-ils ; il ne fallait pas une moindre offrande à son appétit. Leurs
         préparatifs terminés, mes  gens se rendent  aux bains,  après  quoi  ils
         reviennent  souper,  amenant  avec  eux,  comme  convive,  un  robuste
         villageois, râblu, et outillé d’en bas comme il leur fallait. Ils ont à peine
         goûté de quelques légumes, que cette canaille en rut s’abandonne là
         devant  la  table  à  toute  la  frénésie  de  ses  monstrueux  désirs.      On
         entoure le paysan, on le renverse tout nu sur le dos, et des bouches
         exécrables  provoquent  à  l’envi  sa  lubricité  par  leurs  immondes
         caresses.   Mes yeux ne purent tenir à ce spectacle d’abomination. Et
         je voulus crier : O citoyens ! mais la voyelle O put seule franchir mon
         gosier, laissant tout son cortège de lettres et de syllabes en arrière. Ce
         fut, à la vérité, un O des plus sonores et des mieux conditionnés, qui
         certes n’avait rien que de naturel  de la part d’un âne, mais  qui  ne
         pouvait se faire entendre plus mal à propos ;   car la nuit d’avant, un
         âne  avait  été  volé  dans  un  hameau  voisin ;  et  plusieurs  jeunes
         villageois, pour le retrouver, battaient le pays avec un soin extrême. Ils
         entendent braire dans notre maison,  et, persuadés qu elle recèle en
         quelque coin le larcin qu’on leur a fait, ils veulent mettre la main sur
         leur  propriété,  et  font  irruption  dans  l’intérieur  en  nombre  et  à
         l’improviste.  La  tourbe  détestable  fut  ainsi  prise  en  flagrant  délit
         d’infamie. Les voisins furent appelés ; on leur expose en détail cette
         scène de turpitude ; le tout assaisonné de malins compliments sur la
         pureté, la chasteté exemplaire des dignes ministres du culte divin.
            Consternés d’un tel scandale, dont le prompt retentissement allait
         les mettre en horreur et en exécration aux yeux de la population tout
         entière, mes coquins se hâtent de rassembler leurs effets, et vers minuit
         décampent sans bruit de la bourgade.   Ils étaient loin avant le lever du
         soleil, et quand il eut paru sur l’horizon, la troupe avait déjà gagné une
         solitude écartée. Là, après avoir longtemps conféré entre eux, ils se
         disposent  à  me  mettre  à  mort.  Ils  me  dépouillent  de  tout  harnois,
         m’attachent à un arbre, et me sanglent de leurs fouets à mollettes d’os
         de mouton, presque jusqu’à me laisser sur la place.   Il y en eut un qui
         fit mine de me trancher sans pitié les jarrets de sa hache, en réparation,
         disait-il, de l’esclandre où j’avais exposé sa pudeur ; mais le reste,
         moins par égard pour ma peau que par  considération pour l’image
         gisante à terre, préféra me laisser la vie.   On replace donc l’image sur



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