Page 134 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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dévoré par un énorme dragon qui se tenait sur son corps, achevant sa
         curée. Quant au misérable vieillard, il avait disparu.   À ce récit, qu’ils
         rapprochèrent bien vite du langage du gardeur de chèvres, nos gens
         comprirent,  à  n’en  pas  douter,  que  c’était  là  l’habitant  des  lieux
         désigné par cette allusion menaçante. Et vite ils s’éloignent de cette
         contrée meurtrière, nous chassant devant eux à grands coups de bâton.
            En moins de rien nous eûmes franchi une distance considérable, et
         arrivâmes à une bourgade où nous nous reposâmes toute la nuit. Elle
         venait d’être le théâtre d’une étrange aventure, que je ne résiste pas au
         désir de vous raconter.
              Il y avait un esclave en qui son maître se reposait de la gestion
         universelle de ses biens, et qui affermait pour son propre compte un
         domaine considérable, où précisément nous venions de prendre nos
         quartiers. Cet individu avait pris femme parmi les domestiques de la
         famille ; mais il avait conçu au dehors une passion violente pour une
         personne de condition libre.   Sa femme, exaspérée de cette intrigue,
         brûla, pour s’en venger, les registres de son mari, et mit le feu à ses
         magasins, dont tout le contenu devint la proie des flammes.   Mais
         n’estimant pas que l’outrage fait à la couche nuptiale fût suffisamment
         puni par un tel désastre, elle s’en prend à son propre sang : se passant
         une corde au cou, elle y attache un enfant qu’elle avait eu de ce même
         homme, et se précipite dans un puits très profond, entraînant avec elle
         l’innocente créature.   Le maître, vivement touché de la catastrophe,
         fit saisir l’esclave qui avait, par sa conduite, poussé sa femme à cette
         horrible extrémité. Il ordonna de le lier nu à un figuier, enduit de miel
         des pieds à la tête.   Le tronc vermoulu de cet arbre était exploité par
         toute une population de fourmis qui le minaient dessus et dessous, et
         faisaient éruption de toutes parts.   Les fourmis n’eurent pas plutôt
         senti l’odeur du miel, que les voilà qui s’acharnent par myriades sur le
         corps de ce malheureux, et le déchiquettent à l’envi d’imperceptibles,
         mais innombrables, mais incessantes morsures. Il se sentit ainsi, dans
         une longue agonie, ronger petit à petit jusqu’au fond des entrailles. Ses
         chairs disparurent, ses os furent mis à nu ; et finalement de l’homme il
         ne resta que le squelette, étalant sa hideuse blancheur au pied de l’arbre
         funeste où il demeurait attaché.
            Nous nous éloignâmes au plus vite de ce détestable séjour, laissant



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