Page 133 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
P. 133

tête, et dit : Ah ! vous pensez à boire et à manger, vous autres, et à vous
         donner du bon temps. Vous ne savez donc, personne de vous ; en quel
         lieu  vous  êtes ?  Cela  dit,  il  rassemble  son  troupeau  et  se  hâte  de
         décamper.  Ce  propos,  cette  brusque  retraite  n’inquiétèrent  pas
         médiocrement nos pâtres,   très empressés de savoir à quoi s’en tenir,
         et ne trouvant là personne à qui demander explication, quand survint
         un autre vieillard chargé d’années, et de grande taille, mais plié en
         deux  sur  un  bâton,  et  semblant  se  traîner  avec  peine.  Il  pleurait  à
         chaudes larmes, et sanglota de plus belle en nous voyant. Touchant
         tour à tour les genoux de chaque homme de la troupe :
            Au nom de la Fortune secourable, leur dit-il, au nom de votre bon
         génie (et puissiez-vous arriver tous en santé, comme en joie, à l’âge
         où vous me voyez !), secourez un vieillard au désespoir ; arrachez mon
         enfant au trépas, et rendez-le à mes cheveux blancs.   Je me promenais
         avec  mon  petit-fils,  doux  compagnon  de  ma  vieillesse.  Il  a  vu  un
         oiseau qui chantait sur une haie, et, en cherchant à s’en emparer, il a
         soudain disparu dans le fossé qui la borde, et dont les broussailles nous
         cachaient la vue. Il y a de quoi le tuer.   Il n’est pas mort cependant,
         car je l’ai entendu se plaindre, et crier : Au secours, grand-père ! mais,
         faible et décré pit comme vous me voyez, que puis-je faire pour lui ?
         À vous qui êtes jeunes et vigoureux, il est si facile de prêter assistance
         à un pauvre vieillard ! Cet enfant est fils unique ; c’est le dernier espoir
         de ma famille. Ah ! rendez-le-moi.
            Ses instantes prières, ses cheveux blancs qu’il arrachait, tout cela
         émut  de  compassion  la  troupe.  Un  jeune  gaillard  plus  hardi,  plus
         dispos que le reste, et qui seul était sorti sans blessure de l’assaut que
         nous venions d’essuyer, saute à l’instant sur ses pieds, demande où est
         tombé l’enfant, et suit résolument le vieillard vers un buisson qu’il lui
         désigne assez près de là.
              Dans  l’intervalle, bêtes et  gens  s’étaient  rafraîchis,  celles-ci  en
         broutant  l’herbe,  ceux-là  en  soignant  leurs  blessures :  on  songe  à
         recharger les bagages, on appelle le jeune homme par son nom ; on
         crie plus fort : point de nouvelles. Ce retard inquiète : on lui dépêche
         un exprès pour l’avertir du départ et le ramener.   L’exprès ne tarde pas
         à  revenir  tout  pâle,  tout  effaré,  et  il  fait  sur  son  camarade  le  plus
         merveilleux des récits. Il l’a vu étendu sur le dos, plus qu’à moitié



                                         133
   128   129   130   131   132   133   134   135   136   137   138