Page 130 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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m’avait tant recommandé, fut le plus habile. Il fit rafle de tout ce qui
         avait quelque valeur dans le logis confié à sa garde, en chargea mon
         dos et celui des autres bêtes de somme, et déménagea sans tarder.   Les
         femmes, les enfants, les poules, les oies, les chevreaux, et jusqu’à de
         petits chiens, en un mot tout ce qui eût pu retarder le convoi par une
         allure peu expéditive, cheminait par la voiture de nos jambes.   Quant
         à  moi,  bien  que  chargé  outre  mesure,  je  ne  m’en  plaignais  pas
         autrement : je ne pensais qu’au bonheur de laisser loin derrière moi le
         bourreau de ma virilité.
              Après  avoir  gravi  un  coteau  boisé  d’un  passage  difficile,  nous
         traversâmes une plaine unie, et le crépuscule rendait déjà le chemin
         fort obscur, quand nous atteignîmes un bourg très riche et très peuplé.
         Les habitants nous engagèrent à ne pas aller plus loin avant le jour, et
         même à attendre qu’il fût très avancé.   Une multitude de loups de la
         grande espèce, et non moins redoutables par leur férocité que par leur
         taille, battait le pas, portant partout leurs ravages. Les routes en étaient
         infestées, et ils se réunissaient, comme les voleurs, pour fondre sur les
         passants. On disait même que la faim avait poussé ces animaux furieux
         à des attaques de vive force contre des métairies écartées. Leur rage,
         d’abord assouvie sur les timides troupeaux, cherchait maintenant des
         victimes humaines.   On ajoutait que sur le chemin qu’il nous fallait
         suivre nous ne trouverions que cadavres d’hommes à demi dévorés, et
         dont les squelettes blanchissaient déjà le sol à la ronde ; que les plus
         grandes précautions étaient à prendre pour nous remettre en route ;
         qu’au jour seulement, au grand jour, quand le soleil donne en plein, les
         bêtes vivant de proie perdent de leur férocité ; que nous aurions même
         encore à nous défier à chaque pas de quelque embuscade, à prendre
         garde de nous disséminer, à marcher constamment en colonne serrée,
         jusqu’à ce qu’enfin nous eussions franchi les endroits dangereux.
            Mais  ces  coquins  de  fugitifs  qui  composaient  la  caravane,  soit
         précipitation  aveugle,  soit  crainte  d’être  poursuivis,  ce  qui  n’était
         guère probable, ne tinrent aucun compte de ces salutaires conseils. Et,
         sans attendre le jour déjà proche, les voilà, vers la troisième veille, qui
         nous rechargent et nous poussent devant eux.   Moi, qui n’avais rien
         perdu de l’avertissement formidable, je gardais autant que possible le
         centre  du  convoi,  me  cachant  de  mon  mieux  dans  le  gros  de  mes



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