Page 135 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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les habitants plongés dans une profonde tristesse ; et, après avoir
cheminé tout un jour à travers un pays de plaines, nous arrivâmes
rendus de fatigue à une cité notable et populeuse : ce fut là que nos
pâtres résolurent de prendre domicile et de fixer leurs pénates. Ils
comptaient y trouver de sûres retraites, au cas où les recherches
eussent été poussées si loin ; et l’affluence des denrées dans cet
heureux pays fut pour eux un attrait de plus. On nous laissa à nous
autres bêtes de somme trois jours de repos pour nous rendre de
meilleure défaite, après quoi l’on nous conduisit au marché. Sur
l’enchère ouverte par le crieur, les chevaux et les autres ânes furent
adjugés à très haut prix : il n’y eut que moi de rebuté généralement ;
le premier coup d’œil donné, on passait avec dédain. Quelques-uns
cependant maniaient et remaniaient mon râtelier, pour s’assurer de
mon âge. Cette manœuvre m’excéda, et, au moment où un
connaisseur, aux mains sales, me grattait pour la vingtième fois la
gencive de ses doigts infects, je les lui mordis à les broyer sous mes
dents. Cet échantillon de ma férocité ne contribua pas peu à dégoûter
les amateurs qui en furent témoins. Cependant le crieur, las de
s’enrouer et de s’époumoner avec si peu de chance, se mit à exercer
son esprit à mes dépens. Quand finirons-nous de chercher marchand
pour une pareille rosse, vieille à ne pas se tenir sur ses jambes, sans
corne aux pieds, dont le poil a perdu couleur, qui n’a de force que pour
faire rage, qui n’a de bon que la peau, et encore pour servir de crible à
passer des pierres, vrai cadeau à faire au premier qui aura du fourrage
à perdre ?
Ces plaisanteries du crieur égayaient beaucoup l’assistance ; mais
cette Fortune impitoyable, que je ne pouvais éviter, où que j’allasse
pour la fuir, ni adoucir en ma faveur, quoique j’eusse déjà souffert de
ses coups, détourna encore sur moi ses yeux d’aveugle, et me suscita
un acheteur de son choix. Sa malice vraiment ne pouvait mieux
rencontrer. Jugez-en par ce portrait. C’était un vieil infâme à tête
chauve, mais qui ne laissait pas d’adoniser avec soin quelques mèches
pendantes de cheveux grisonnants ; un échappé de cette canaille de
carrefour, qu’on voit courir les rues et les places publiques, armés de
cistres et de cymbales, et promenant la déesse syrienne, qu’ils font
mendier à leur profit. Ce personnage parut tenté de moi au dernier
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