Page 138 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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mouvement de rotation désordonnée. Leurs dents, par intervalle, vont
         chercher leurs membres, et avec leurs couteaux à deux tranchants ils
         se font aux bras mainte incision.   L’un d’eux l’emporta sur tout le reste
         par l’extravagance de ses transports. Tirant avec effort sa respiration
         du fond de sa poitrine, en homme que le souffle divin oppresse, il
         semblait en proie aux accès d’une sainte manie : comme si la présence
         d’un dieu ne devait pas fortifier l’homme, au lieu de lui apporter la
         souffrance et le délire !
            Or, voyez comment le récompensa la céleste providence. Au milieu
         de son rôle d’inspiré, voilà qu’il s’accuse, qu’il invective contre lui-
         même comme coupable d’une révélation sacrilège, et veut, qui plus
         est, punir le forfait de ses propres mains.   Il s’arme d’un fouet d’une
         espèce  particulière  à  cette  race  d’équivoques  débauchés,  et  qui  se
         composait de plusieurs cordelettes de laine avec des nœuds multipliés.
         Le  bout  était  garni  d’osselets  de  mouton.  Il  s’en  frappe  à  coups
         redoublés, cuirassé contre la douleur de si rudes atteintes par une force
         de  volonté  incroyable.      Vous  eussiez  vu,  sous  le  tranchant  des
         couteaux et les flagellations de ces misérables, le sol se souiller, se
         détremper de leur sang.   Pour moi, témoin de tout ce sang répandu, je
         sentis naître dans mon  esprit  une supposition assez alarmante :  s’il
         allait  prendre  fantaisie  à  cette  déesse  étrangère  de  goûter  du  sang
         d’âne,  comme  certaines  personnes  ont  un  caprice  pour  le  lait
         d’ânesse ?   Enfin, soit lassitude ou satiété, ils firent trêve un moment
         à cette boucherie, et tendirent les plis de leurs robes à la monnaie de
         cuivre et même d’argent dont chacun s’empressa de leur faire largesse.
         On y joignit un tonneau de vin, du lait, des fromages, du blé et de la
         fleur de farine, de l’orge enfin, donnée par quelques bonnes âmes à
         l’intention de la monture de la déesse.   Les drôles raflèrent le tout, en
         farcirent des sacs dont ils s’étaient pourvus pour cette aubaine, et qu’ils
         empilèrent sur mon dos. Grâce à ce surcroît de charge, j’étais à la fois
         temple et garde-manger ambulant.
            Voilà de quelle manière ces vagabonds exploitaient la contrée à la
         ronde. Arrivés à certain hameau, comme une collecte aussi copieuse
         les avait mis en belle humeur, ils se préparèrent à faire bombance.   Ils
         extorquent d’un habitant, sous je ne sais quel prétexte de cérémonie
         religieuse, le plus gras de ses béliers. La déesse syrienne avait faim,



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