Page 142 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
P. 142

déjà des symptômes de rage.   Cette nouvelle jette l’effroi dans tous
         les  esprits.  On  se  persuade  que  la  contagion  m’a  gagné ;  et  l’on
         explique ainsi ma férocité récente. Aussitôt chacun de s’armer de ce
         qui se trouve sous sa main ; et tous, à coup sûr, non moins enragés que
         moi, s’exhortent mutuellement à se prêter main-forte contre le péril
         commun.   Avec leurs lances, leurs épieux, et surtout avec leurs haches,
         car les gens de la maison en distribuaient à tout venant, ces furieux
         allaient me mettre en pièces, si, voyant se former l’orage, je ne me
         fusse soudain lancé dans la chambre même où mes maîtres  étaient
         logés.   À l’instant la porte est fermée, barricadée ; et l’on en forme le
         blocus, pour laisser l’ennemi se consumer peu à peu, et succomber
         sans  danger  pour  les  assiégeants,  par  le  seul  effet  de  l’incurable
         maladie.  Je  gagnais  à  ce  parti  une  sorte  de  liberté,  et  l’avantage
         précieux d’être livré à moi-même. Aussi, trouvant un lit tout fait, je
         m’y jetai, et goûtai la douceur, depuis longtemps inconnue, de dormir
         à la mode des humains.
            Il était grand jour, quand, bien refait par cette bonne nuit passée sur
         le duvet, je me levai frais et dispos. J’entendis alors mes gens, qui
         avaient fait faction toute la nuit, s’entretenir ainsi sur mon compte : Ce
         misérable animal est-il encore dans ses accès ? La force du venin ne
         s’est-elle pas épuisée plutôt par son intensité même ?   On hésite ; on
         ne sait que croire. Enfin on se décide à vérifier le fait. Par une fente de
         la porte on me vit mollement étendu, et ne donnant signe quelconque
         d’inquiétude ou de maladie. On ouvre alors, pour s’assurer de plus près
         de ma parfaite tranquillité.   En ce moment, l’un des curieux, vrai
         sauveur  que  le  ciel  m’envoyait,  indiqua  un  moyen  de  vérification
         infaillible ;  c’était  de  me  présenter  un  seau  d’eau  fraîche :  si  j’en
         approchais sans hésitation, si je buvais comme à l’ordinaire, j’étais
         bien  portant,  et  n’avais  nulle  atteinte  de  ce  mal  funeste.      Si,  au
         contraire, la vue de l’eau me faisait frissonner, montrer de l’horreur, il
         fallait bien se garder de moi ; indubitablement j’étais enragé. C’était
         une pratique recommandée par d’anciens auteurs, et dont l’expérience
         chaque jour confirmait l’efficacité.
            L’avis est trouvé bon : on se procure un baquet d’eau fraîche à la
         fontaine  voisine,  puis  on  le  pose  devant  moi.  Je  m’avance  avec
         empressement, en âne fort altéré ; et, plongeant la tête entière dans le



                                         142
   137   138   139   140   141   142   143   144   145   146   147