Page 147 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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plusieurs tours de manège, aux grands éclats de rire des assistants que
         ce brusque changement d’allure ne divertit pas peu.
            Le jour était presque écoulé, et je n’en pouvais plus, quand on me
         détela pour me ramener à l’écurie.   Bien que je fusse sur les dents et
         que je sentisse au dernier degré le besoin de me reposer ; bien que la
         faim me dévorât, ma curiosité naturelle prit le dessus. Et, avant de
         toucher à l’abondante ration qu’on avait placée devant moi, je me mis
         à  étudier  avec  intérêt  la  discipline  intérieure  de  cette  fatale  usine.
         Dieux ! quelle population rachitique d’êtres humains, à la peau livide
         et marquetée de coups de fouet ! quels misérables haillons couvrant,
         sans les cacher, des dos tout noirs de meurtrissures ! Quelques-uns
         n’avaient pour tout voile qu’un bout de tablier jeté autour des reins.
         Tous, à travers leurs vêtements, montraient le nu de toutes parts. Tous
         étaient marqués d’une lettre au front, avaient les cheveux rasés d’un
         côté, et portaient au pied un anneau. Rien de plus hideux à voir que
         ces spectres aux paupières rongées par la vapeur brûlante et la fumée,
         aux yeux presque privés de lumière. Ajoutez à cela une teinte blafarde
         et sale qu’ils devaient à la farine dont ils étaient saupoudrés, comme
         les athlètes qui s’inondent de poussière avant d’engager le combat.
            Que dire des animaux, mes compagnons d’infortune ? Par où m’y
         prendre pour en tracer le tableau ? Quel assortiment de vieux mulets
         et  de  chevaux  éreintés,      plongeant  la  tête  à  plein  dans  leurs
         mangeoires, et triturant péniblement des monceaux de paille pour toute
         nourriture ! Quelle collection de cous rongés d’ulcères purulents, de
         naseaux essoufflés, de flancs épuisés et battus par la toux, de poitrails
         excoriés par le tirage du manège, de côtes mises à nu par les coups, de
         sabots démesurément élargis par un piétinement continuel, de cuirs
         tout raboteux, couverts de croûtes invétérées !   Je fis alors un triste
         retour sur moi-même. Je me rappelai mon état de Lucius, et, me voyant
         descendu à cette condition désespérée, je baissai la tête et versai des
         larmes amères. Un attrait cependant m’attachait encore à la vie, en
         dépit de mes souffrances : ma curiosité trouvait à s’exercer au milieu
         de ce monde agissant et parlant devant moi sans tenir compte de ma
         présence.   Ce n’est pas sans raison que le père de l’antique poésie chez
         les Grecs, voulant mettre en scène un homme de grande prudence,
         nous dit que ce mérite lui venait d’avoir vu beaucoup de villes, et fait



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