Page 150 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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d’elle quand elle file ; le soir, quand il faut aller au bain, il suit ses pas,
         se colle à ses côtés, tient un pan de sa robe ; en un mot, il s’acquitte de
         sa mission avec la vigilance la plus inquiète.
            Mais une aussi éclatante beauté ne put échapper longtemps à l’œil
         d’Argus d’un amateur comme Philésitère. Le grand bruit qu’on faisait
         de la chasteté de la dame, de la surveillance extraordinaire dont elle
         était l’objet, ne servit qu’à le piquer et à irriter ses désirs. Il se fit un
         point  d’honneur  d’emporter  coûte  que  coûte  une  place  aussi  bien
         gardée.   Il sait quelle est l’humaine fragilité, que l’argent aplanit bien
         des obstacles, et que les portes de diamant même ne résistent pas à l’or.
         Il profite d’un moment où il rencontre Myrmex seul ; il lui déclare son
         amour, le suppliant de prendre en pitié ses tourments.   C’est un point
         résolu, il se donnera la mort, si bientôt il ne possède l’objet de tous ses
         vœux. Rien de plus facile d’ailleurs : il se glissera seul, sur le soir, ne
         restera qu’un moment, et les ténèbres couvriront sa venue et sa retraite.
         Pour aider la persuasion, le séducteur fit jouer une machine contre
         laquelle le cœur de l’esclave se fût en vain cuirassé. Ouvrant la main
         toute grande, il la montre pleine de pièces d’or frappées à neuf, et de
         l’éclat le plus tentant. En voilà vingt pour ta jeune maîtresse, dit-il, et
         dix que je te donne pour toi de grand cœur.
            Myrmex, à cette proposition inouïe, frissonne des pieds à la tête, et
         s’enfuit en se bouchant les oreilles. Vains efforts ! le brillant du métal
         lui avait donné dans l’œil. Il a beau se sauver, gagner la maison à toutes
         jambes, il a toujours devant lui ces espèces resplendissantes, il en rêve
         la possession ; et voilà sa pauvre tête livrée à un flux et reflux d’images
         et de sentiments les plus opposés, les plus contradictoires. Il hésite
         entre le devoir, l’intérêt, l’effroi des tortures, l’appât des jouissances.
         Enfin l’amour de l’or l’emporte sur la peur de mourir. Pour s’exercer
         de loin, la séduction ne perdait rien de sa force. Même pendant la nuit,
         l’aiguillon de la cupidité allait son train. En dépit des menaces qui
         devaient le clouer au logis, l’irrésistible attrait de l’or l’entraînait à
         franchir la porte.   Enfin, toute honte bue, il prend son parti de risquer
         l’ouverture près de sa maîtresse. Celle-ci, en vraie femme, n’eut garde
         de se montrer plus inaccessible au vil métal, et le marché de sa pudeur
         fut  bientôt  conclu.      Myrmex,  au  comble  de  la  joie,  précipite  sa
         trahison.  Il  veut  tenir,  palper  cet  or  qu’une  fois  il  a  vu  pour  son



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