Page 153 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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les veines. Il se trouvait là un van de bois servant à nettoyer le grain :
         elle le fait cacher dessous ;   puis la madrée, de ce ton d’imperturbable
         assurance, qui était inné en elle, demande à son mari ce qui le ramène
         si tôt et d’où vient cette brusque désertion de la table d’un ami.   Ah !
         dit le mari  soupirant  profondément à plusieurs  reprises, en homme
         sérieusement affligé, c’est que la maîtresse du logis a une abominable
         conduite, et que je n’ai pu y tenir. Une mère de famille, si vertueuse
         naguère et si rangée, se déshonorer ainsi ! Je le jure par cette divine
         image de Cérès, j’ai tout vu, et j’ai peine à le croire.   La curiosité de
         sa femme s’allume à ces mots, et l’effrontée n’a de cesse qu’elle ne
         sache tout le détail de l’affaire. L’époux se rend, et le voilà contant les
         disgrâces du ménage voisin, sans se douter de ce qui se passe chez lui.
            Oui, dit-il, la femme de mon ami le foulon, avec sa vertu sans tache
         jusqu’à ce jour, et la réputation si bien établie de femme sage et bonne
         ménagère, n’a-t-elle pas été s’éprendre de je ne sais quel godelureau ?
         On  avait  journellement  des  rendez-vous  en  cachette.  Aujourd’hui
         même, au moment où, après le bain, nous revenions nous mettre à
         table, madame était à s’ébattre avec son amoureux.   Grande confusion
         à notre arrivée ; mais elle eut bientôt pris son parti ; et, trouvant une
         cage d’osier cintrée par le haut, qui servait à étendre le linge pour le
         blanchir à la fumée du soufre elle fait blottir le godelureau dessous.
         Puis, le croyant bien caché, elle vient prendre sa place auprès de nous
         en toute sécurité.   Cependant l’incommode vapeur prend mon gaillard
         à la gorge ; il respire à peine, il suffoque, et, par l’effet naturel de cette
         substance pénétrante, il éternue à chaque instant.
            Le mari, qui entend éternuer du coté de sa femme, car le son partait
         de derrière elle, la salue du souhait d’usage en pareil cas, et le répète,
         et  le  réitère  à  chaque  éternuement ;  tant  qu’enfin  cette  fréquence
         insolite l’étonne ; il se doute de l’affaire.   Repoussant aussitôt la table,
         il renverse la cage, et en tire le galant presque asphyxié. Son courroux
         s’enflamme  à  cette  vue.  Il  demande  à  grands  cris  une  épée,  pour
         achever le traître.   J’eus grand-peine à le contenir, en lui représentant
         à quel danger il nous exposait tous deux. La violence était d’ailleurs
         superflue ;  infailliblement  son  homme  allait  périr,  suffoqué  par  le
         soufre.   La peur plus que mes raisons l’ont fait rentrer en lui-même,
         et il est allé déposer le moribond au premier coin de rue.   J’ai alors



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