Page 157 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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accourt tout éplorée, s’arrachant les cheveux, et, de ses deux mains,
frappant sa poitrine. Aucun message n’était venu lui apprendre la
catastrophe de sa famille, et l’infortunée savait tout. L’ombre
lamentable de son père lui était apparue dans son sommeil, ayant
encore au cou le lien funeste. Ainsi lui avaient été révélés tous les
crimes de sa marâtre, ses adultères, ses maléfices ; et comment, tombé
lui-même en la puissance d’un spectre, il était descendu aux sombres
bords. La fille du boulanger resta longtemps livrée aux angoisses du
désespoir. Enfin, les représentations empressées de sa famille mirent
un terme à son deuil extérieur. Le neuvième jour, elle accomplit les
solennités d’usage auprès du tombeau, puis elle mit en vente les biens
de la succession, mobilier, esclaves et bêtes de somme, et tout le
ménage se dispersa de côté et d’autre, suivant les chances de
l’adjudication. Un pauvre jardinier m’acheta cinquante deniers. C’était
bien cher, disait-il ; mais il comptait sur notre travail commun pour le
faire vivre.
Un pauvre jardinier m’acheta cinquante deniers. C’était bien cher,
disait-il ; mais il comptait sur notre travail commun pour le faire vivre.
Il est bon d’entrer ici dans les détails de ce nouveau service. Dès le
matin, mon maître me chargeait de légumes de toute espèce qu’il allait
livrer aux revendeurs de la ville voisine. Quand il en avait reçu le prix,
il montait sur mon dos et revenait à son jardin. Là, tandis que mon
homme bêchait, arrosait, se livrait, le dos courbé, aux divers soins de
son état, moi je prenais du bon temps, et me régalais de la douceur de
ne rien faire : mais les astres n’en accomplissaient pas moins leur
révolution ; et jour par jour, mois par mois, se pressant à la file, l’année
passa de la délicieuse époque des vendanges aux âpres rigueurs du
Capricorne. Plus de jour sans pluie, plus de nuit sans frimas. Il
manquait un toit à mon étable ; et, constamment exposé à la belle
étoile, j’étais sans cesse aux prises avec le froid. Mon maître, par
pauvreté, était hors d’état d’avoir pour lui-même, à plus forte raison
pour moi, un toit de chaume ou la plus mince couverture. Il n’avait
pour abri qu’une méchante hutte de ramée. Chaque matin, il me fallait
pétrir péniblement une fange glaciale, ou me briser les sabots contre
les aspérités du sol durci par la gelée. Ajoutez que je n’avais plus
comme auparavant de quoi me remplir le ventre. Mon maître et moi,
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