Page 160 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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ton ferme qu’il avait beau se prévaloir de son bien pour trancher ainsi
du tyran et du superbe ; que les pauvres, sous l’impartiale protection
de la loi, savaient bien avoir raison des riches. Jetez de l’huile sur un
foyer, du soufre sur un incendie ; armez du fouet les Euménides, et
vous concevrez à quel degré la brutalité du personnage fut excitée par
de telles paroles. L’excès de sa fureur le fit extravaguer. Il les menaça
de les faire pendre tous, et leurs lois avec eux. Il avait chez lui des
chiens de berger et de garde, d’une taille et d’une férocité
extraordinaire, nourris des charognes qu’ils rencontraient dans la
campagne, et qui étaient dressés à se jeter sur les passants. Il ordonne
qu’on les lâche, en les excitant contre les gens qui se trouvaient là. Au
son bien connu de la voix des bergers, la rage de ces animaux s’exalte,
ils s’élancent sur les assistants, les mordent, les déchirent ; si l’on fuit,
ils n’en sont que plus acharnés.
Ce n’est bientôt plus qu’une boucherie de toute cette foule qui se
presse. Au milieu de la mêlée, le plus jeune des trois frères heurte du
pied contre une pierre, s’y meurtrit les doigts et tombe. Sa chute le
livre en proie à ces monstres furieux. Ils ne l’ont pas plutôt vu à terre
qu’ils le dépècent par lambeaux. Aux cris déchirants qu’il jette dans
son agonie, ses frères, le cœur navré, volent à son secours.
Enveloppant leur bras gauche de leur manteau, ils essayent d’écarter
les chiens de son corps à coups de pierres ; mais tous leurs efforts
sont vains contre cette meute acharnée. Le malheureux jeune homme
n’eut que le temps de leur crier : Vengez-moi de ce riche détestable. Et
il expira tout déchiré. Les deux autres, poussés par le désespoir, et au
mépris de leur propre danger, s’avancent contre leur ennemi et font
voler sur lui une grêle de pierres ; mais cet homme de sang, dont la
main n’était pas novice en fait de meurtre, frappe l’un d’eux d’un
javelot au milieu de la poitrine, et le perce d’outre en outre. Déjà le
sentiment et la vie ont abandonné la victime, et cependant le corps ne
touche pas la terre ; car le trait qui l’avait traversé, ressortant presque
en entier derrière son dos, s’était fixé au sol par la force du coup, et les
vibrations de la hampe se communiquaient au cadavre ainsi suspendu.
Un valet de l’assassin, homme grand et robuste, accourt alors au
secours de son maître, et, d’une pierre lancée de fort loin, cherche à
atteindre le bras du troisième frère. Mais, contre leur attente, la pierre,
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