Page 162 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
P. 162

à vide.   Celui-ci, encore tout troublé, et d’ailleurs n’entendant pas le
         latin, ne répond point, et passe. L’autre prit sa taciturnité pour une
         insulte, et, avec toute l’insolence militaire, le jeta de mon dos à bas,
         d’un coup de cep de vigne qu’il tenait à la main.   Le pauvre jardinier
         lui expose humblement qu’il ignore sa langue. Eh bien ! dit alors en
         grec le soldat, où mènes-tu cet âne ? Le jardinier répond : À la ville
         voisine.   Mais j’ai besoin, moi, de son service, reprend l’homme de
         guerre ; il faut qu’il vienne avec moi à la citadelle pour transporter,
         avec d’autres bêtes de somme, les effets du commandant. Cela dit, il
         met la main sur mon licou et me tire à lui.   Le jardinier alors, essuyant
         le sang du coup qu’il avait reçu à la tête, le supplie d’en agir moins
         rudement et de façon plus humaine avec un homme qui a servi comme
         lui ; et cela, au nom de tout ce qu’il espère de mieux.   Je vous jure,
         dit-il, que cet âne n’a pas la moindre vigueur, et que, de plus, il a le
         mal caduc. Rien que pour porter quelques bottes de légumes de mon
         jardin  à  deux  pas,  l’haleine  lui  manque.  Jugez  s’il  est  propre  à  un
         service plus fatigant.
            Mais le jardinier s’aperçoit que, loin de s’adoucir, la férocité du
         soldat s’irrite encore de ses prières, et que même il en veut à sa vie ;
         car il avait retourné le cep, et, le frappant du gros bout, allait lui briser
         le crâne. Alors il a recours à un parti extrême.   Feignant de vouloir
         toucher les genoux de son ennemi, par un geste de suppliant il s’incline
         et se baisse bien bas ; puis tirant soudain les deux pieds à lui, il fait
         perdre terre à son homme et le laisse retomber lourdement. Et tout
         aussitôt de lui labourer, de ses poings, de ses coudes, de ses dents, et
         même des pierres qu’il trouve sous sa main, le visage, les bras et les
         côtes.   L’autre, étendu  sur le dos,  hors d’état de résister ou de se
         garantir  des  coups,  n’épargne  pas  du  moins  les  menaces.  Une  fois
         debout, il va hacher mon maître par morceaux avec sa bonne lame.
         L’avis ne fut pas perdu. Le jardinier s’empare aussitôt de l’épée, la
         jette le plus loin qu’il peut, et le voilà étrillant de plus belle son ennemi
         terrassé.   Le soldat, roué de coups, ne voit qu’un moyen de salut : il
         fait le mort.
            Alors le jardinier, emportant l’arme avec lui, remonte sur mon dos,
         et, grand train, se rend droit à la ville. Il ne se souciait pas de revenir
         chez lui. Il va donc trouver un ami, lui conte son aventure, et le prie de



                                         162
   157   158   159   160   161   162   163   164   165   166   167