Page 167 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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certaine, et, par là, vous conservez à votre père sa femme. Retrouvant
         son image en vos traits, je puis vous aimer sans crime. Nous avons la
         sécurité  du  mystère  et  tout  le  temps  nécessaire  pour  contenter  nos
         désirs. Il le faut : chose ignorée est comme non avenue.
            Cette  brusque  proposition  jeta  le  jeune  homme  dans  un  trouble
         extrême. Son premier mouvement fut d’horreur ; mais il réfléchit, et
         ne voulut pas risquer en ce moment un refus dont la dureté pouvait
         pousser à bout une femme passionnée.   Il promet donc, pour gagner
         du temps ; exhorte sa belle-mère à prendre courage, à se soigner, à se
         rétablir, en attendant qu’une absence de son père laisse le champ libre
         à leurs désirs. Puis il s’arrache à cet odieux entretien.   Et sentant, en
         présence des maux qui  menacent sa famille, le besoin des conseils
         d’une  raison  plus  éclairée,  il  s’adresse  à  un  vieillard  chargé
         précédemment de son éducation, et dont la sagesse lui était connue.
         Tous deux pensèrent, après mûre délibération, que le meilleur parti
         était de se soustraire par une prompte fuite à l’orage dont les menaçait
         la Fortune ennemie :   mais déjà la dame, impatiente de tout délai, avait
         su inventer un motif pour déterminer son mari à visiter une propriété
         lointaine.   Elle n’est  pas  plutôt  libre, que, dans  un enivrement de
         jouissance anticipée, la voilà réclamant la satisfaction promise à sa
         coupable ardeur ; mais le jeune homme élude sans cesse, tantôt pour
         une raison, tantôt pour une autre, la funeste entrevue, inventant chaque
         jour des prétextes nouveaux ; si bien que la marâtre vit clairement le
         refus qui se cachait sous ces ajournements multipliés, et soudain, par
         un de ces retours communs aux passions désordonnées, une affreuse
         haine prit la place de son amour.
              Parmi les esclaves qu’elle avait eus en dot, il y en avait un qui était
         la méchanceté même, et n’avait pas son maître en fait de scélératesse.
         Elle lui fait part de ses criminelles intentions ; et tous deux ne trouvent
         rien de mieux à faire que de donner la mort au pauvre jeune homme.
         Sur l’ordre de sa maîtresse, l’esclave se procure un poison des plus
         actifs, et le délaye dans du vin qui doit être offert à l’innocente victime.
            Mais  tandis  que  ces  deux  monstres  délibèrent  sur  le  moment
         propice, le hasard amène le plus jeune frère, le propre fils de la dame,
         qui rentrait au logis après ses exercices du matin. L’enfant venait de
         déjeuner, il avait soif : il trouve sous la main la coupe empoisonnée, et



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