Page 170 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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puis retiré ensuite par l’aîné, qui, craignant que son complice ne
supprimât le breuvage et ne gardât la coupe comme pièce de
conviction, se serait déterminé à le présenter lui-même. L’art de cette
déposition, joint à l’accent de vérité que sut y mettre ce misérable, en
affectant une terreur profonde, détermina la conviction du tribunal.
Parmi les décurions, il n’était pas une voix favorable au jeune
homme. Tous le tenaient pour atteint et convaincu, et passible de la
peine d’être cousu dans un sac. Déjà, suivant l’usage immémorial,
l’urne s’ouvrait pour recevoir une succession de bulletins unanimes,
car une même formule y avait été inscrite par chaque main. Or, le
scrutin une fois accompli, c’en était fait irrévocablement du coupable,
dont la tête dès lors était dévolue au bourreau, lorsqu’un vieux
sénateur, l’un des premiers de l’ordre par le crédit attaché à sa
personne et l’autorité de son opinion, et qui exerçait la profession de
médecin, couvrit tout à coup de sa main l’orifice de l’urne, comme
pour arrêter l’émission de votes irréfléchis, et s’adressa en ces termes
à l’assemblée :
Vieux comme je suis, j’ai le bonheur de n’avoir recueilli qu’estime
dans ma longue carrière. Je ne vous laisserai pas accueillir une
accusation calomnieuse et commettre un meurtre juridique ; je ne vous
laisserai pas, sur la foi d’un misérable esclave, fausser le serment que
vous avez fait de rendre la justice. Quant à moi, je ne puis fouler aux
pieds toute religion, et mentir à ma conscience par une condamnation
injuste. Voici le fait :
Ce maraud vint me prier, il y a quelques jours, de lui procurer
certain poison d’un effet instantané, dont il m’offrit cent écus d’or. Une
personne, disait-il, atteinte d’une incurable maladie de langueur, avait
recours à ce moyen pour en finir avec une vie de souffrance. Dans le
bavardage que le drôle me débitait, je démêlai de l’imposture, et ne
doutai pas qu’il ne s’agît d’un crime. Je livrai cependant la potion ;
mais, prévoyant dès lors que l’affaire irait en justice, je n’acceptai le
prix que sous condition. De peur, lui dis-je, qu’il n’y ait dans cet or des
pièces fausses ou altérées, nous allons les remettre dans le sac, tu le
scelleras de ton anneau, et demain nous ferons vérifier le tout par un
changeur. Il n’a pas fait d’objection, et la somme a été cachetée. De
mon côté, dès que je l’ai vu assigné à comparaître, j’ai envoyé un de
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