Page 173 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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mes deux patrons étaient dans l’usage, chacun pour son ressort, de
         rapporter bonne partie de la desserte dans le réduit qu’ils occupaient :
         ce qui se composait, pour l’un, des restes splendides des ragoûts servis,
         porc, volaille, poissons et autres mets de ce genre ; et, pour l’autre, de
         gâteaux mollets ou croquants, de toute forme et de toute composition,
         où le miel se trouvait toujours comme ingrédient.   Cela fait, les deux
         frères  fermaient  leur  porte  et  allaient  se  délasser  aux  bains  Je  ne
         manquais pas alors de me bourrer le ventre des bonnes choses que le
         ciel m’envoyait ; car je n’étais pas sot et âne au point, trouvant chère
         si délicate et à ma portée, de me contenter de foin tout sec pour mon
         souper.
            Cette picorée me réussit d’abord pleinement, parce que j’y mettais
         de la discrétion et de la réserve, ne prélevant que de faibles portions
         sur de grandes quantités. Et le moyen  de soupçonner un âne de ce
         genre de fraude ?   Mais le mystère m’enhardit ; ma confiance n’eut
         plus de bornes. Alors le plus beau et le meilleur y passa. Je savourais
         les fins morceaux, sans toucher à ceux de qualité inférieure. Les deux
         frères commencèrent  à s’inquiéter  fort.  Ils n’avaient pas  encore de
         soupçon arrêté ; mais ils firent le guet pour surprendre l’auteur de ces
         soustractions  quotidiennes,  et  allèrent  même  à  part  soi  jusqu’à
         s’imputer l’un à l’autre mes larcins. Aussi tous deux de redoubler de
         soins,  de  faire  bonne  garde,  et  de  compter  et  recompter  leurs
         provisions. Enfin l’un d’eux, surmontant toute vergogne, apostrophe
         l’autre  en  ces  termes :      Est-il  juste,  est-il  raisonnable  à  toi  de  me
         tromper ainsi à la journée ? d’escamoter les morceaux de choix pour
         augmenter tes profits, en les vendant de côté et d’autre, et d’exiger
         après  la  moitié  du  reste ?      Notre  association  te  déplaît-elle,  nous
         pouvons,  tout  en  restant  bons  frères,  dissoudre  la  communauté.
         Autrement, cette duperie, où je ne vois pas de bornes, finira par faire
         éclater entre nous une sérieuse discorde.   Merci de ton impudence,
         reprit l’autre ; tu vas au-devant des plaintes que je n’osais faire. Il y a
         si longtemps que tu me voles, et que je gémis en silence pour ne pas
         intenter contre un frère cette ignoble accusation !   Allons, soit, la glace
         étant rompue, mettons un terme à ce préjudice. Aussi bien, si notre
         rancune couve plus longtemps, nous verrons éclater entre nous une
         autre Thébaïde.



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