Page 175 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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poisson à la sauce exotique. La salle retentissait d’éclats de rire. Un
éveillé de la compagnie se mit à crier : Du vin au convive ! Le maître
prit la balle au bond. L’idée du drôle n’est pas mauvaise, dit-il ; peut-
être le camarade ne serait-il pas fâché de boire un coup, et du bon.
Holà ! garçon, lave, comme il faut, ce vase d’or là-bas ; tu le rempliras
ensuite de vin au miel, et l’offriras à mon hôte, en lui disant que je bois
à sa santé. L’attente des convives était excitée au plus haut point. Moi,
en franc buveur, sans me déconcerter, ni me presser, j’arrondis, en
manière de langue, ma lèvre inférieure, et j’avale d’un trait cette rasade
démesurée. Un bruyant concert de salutations accueillit cet exploit.
Le maître, dans la joie de son cœur, mande mes deux propriétaires,
leur fait compter quatre fois le prix de leur acquisition, et me confie,
avec toute sorte de recommandations, aux soins de certain affranchi
bien-aimé qui n’avait pas mal fait ses propres affaires. Cet homme
me traitait avec assez d’humanité et de douceur, et, pour faire la cour
à son maître, s’étudiait à lui ménager des plaisirs au moyen de mes
petits talents. Il me dressa à me tenir accoudé à table, à lutter, à danser,
qui plus est, debout sur mes pieds de derrière ; et, ce qui parut le plus
miraculeux, à répondre par signes à la parole, à exprimer oui et non,
en inclinant la tête dans le premier cas, et en la rejetant en arrière dans
le second ; à demander à boire quand j’avais soif, en la tournant du
côté du sommelier, et clignant alternativement des deux yeux. Il m’en
coûtait peu pour apprendre tout ce manège : j’en eusse bien fait autant
sans leçons. Mais une crainte m’arrêtait : si je me fusse avisé de
devancer l’éducation dans cette singerie des habitudes humaines, le
plus grand nombre aurait vu là quelque présage funeste : on m’eût
traité en phénomène, en monstre. Je risquais d’être coupé par
morceaux, et de servir de régal aux vautours. Bientôt il ne fut bruit
que de mes talents. Ils valurent de la celébrité à mon maître, qu’on se
montrait du doigt quand il passait. Voilà, disait-on, le possesseur de cet
âne sociable, bon convive, qui lutte, qui danse, qui entend la parole et
s’exprime par signes.
Mais, avant d’aller plus loin, il faut que je vous dise, et j’aurais dû
commencer par là, qui était et d’où était mon maître. Thiasus (c’était
son nom) était natif de Corinthe, capitale de toute la province
d’Achaïe. Sa naissance et son mérite lui ouvraient l’accès des
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