Page 180 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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coup qu’il avait reçu de cette mort funeste et de l’affreux traitement
         qui l’avait provoquée. L’atteinte fut si profonde, qu’une révolution de
         la bile s’ensuivit, et il fut saisi d’une fièvre ardente. Il fallut appeler les
         secours de l’art.   Sa femme, si on peut encore lui donner ce nom, va
         trouver un médecin, scélérat insigne, assassin émérite, et comptant de
         nombreux trophées de ses crimes. Sans marchander, elle lui promet
         cinquante mille sesterces pour prix d’un poison énergique. C’était la
         mort  du  mari  que  l’un  vendait,  et  que  l’autre  achetait.      L’affaire
         conclue, on va, soi-disant, administrer au malade la potion spécifique
         pour rafraîchir les intestins et chasser la bile ; potion honorée du nom
         de sacrée par les adeptes de la science : mais celle qu’on y substitue
         n’est sacrée que pour la plus grande gloire de Proserpine. Toute la
         famille est assemblée ; plusieurs parents et amis sont présents.
            Le médecin tend au malade le breuvage apprêté de sa main, quand
         l’abominable  créature,  voulant,  du  même  coup,  supprimer  son
         complice et regagner son argent, arrête soudain la coupe au passage.
         Non,  docte  personnage,  dit-elle,  mon  mari  ne  touchera  pas  à  cette
         potion que vous n’en ayez bu vous-même une bonne partie.   Que sais-
         je en effet ? S’il y avait du poison dans ce breuvage ? Cette précaution,
         au surplus, n’a rien d’offensant pour vous. Un esprit aussi prudent,
         aussi éclairé, doit comprendre ce qu’il y a de saint dans la sollicitude
         dont une femme entoure la santé de son mari.   Bouleversé par cette
         audacieuse apostrophe, le médecin, qui perd la tête, qui d’ailleurs n’a
         pas le temps de la réflexion, et qui craint que son trouble, son hésitation
         même, ne trahissent l’état de sa conscience, avale une grande partie de
         la  potion.      Le  malade  prend  alors  la  coupe,  et  boit  le  reste  avec
         confiance. Cela fait, l’Esculape ne songe qu’à regagner au plus vite
         son logis, pour opposer quelque antidote à l’action funeste du poison
         qu’il vient de prendre.   Mais la scélérate créature ne perdait pas sa
         proie de vue. Elle ne veut à aucun prix qu’il s’éloigne d’un pas, avant
         qu’on ait vu l’effet entier du breuvage. Il eut beau prier, supplier, ce ne
         fut qu’après un long temps et de guerre lasse qu’enfin elle le laissa
         partir.   Mais déjà le principe destructeur avait pénétré ses viscères, et
         gagné les sources de la vie. Mortellement atteint, et appesanti déjà par
         une invincible somnolence, il put à peine regagner sa demeure, et n’eut
         que le temps de conter la chose à sa femme, lui recommandant, du



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