Page 185 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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Allez maintenant, stupide cohue, pécores du barreau, vautours en
         toge, allez vous récrier sur le trafic universel de la justice au temps où
         nous sommes, quand, aux premiers âges du monde, un homme, arbitre
         entre trois déesses, a laissé la faveur lui dicter son jugement. Or, c’était
         l’élu du maître des dieux, un homme des champs, un pâtre, qui, ce
         jour-là,  vendit  sa  conscience  au  prix  du  plaisir ;  entraînant  ainsi  la
         destruction de toute sa race.   Et ces fameuses décisions rendues par
         les chefs de la Grèce ! le sage, le savant Palamède déclaré traître et
         condamné comme tel ! et la gloire supérieure du grand Ajax humiliée
         devant la médiocrité d’Ulysse ! Que dire d’un autre jugement rendu à
         Athènes, ce berceau de la législation, cette école de tout savoir ?   N’a-
         t-on pas vu le vieillard doué d’une prudence divine, et que l’oracle de
         Delphes avait proclamé le plus sage des hommes, victime d’une cabale
         odieuse, périr juridiquement par le poison, comme corrupteur de la
         jeunesse, dont il contenait les écarts ? Niera-t-on que ce ne soit une
         tache ineffaçable pour un pays dont les plus grands philosophes se font
         un bonheur aujourd’hui de proclamer l’excellence de sa doctrine, et de
         jurer  par  son  nom ?      Mais,  pour  couper  court  à  cette  boutade
         d’indignation, qui ne manquerait pas de faire dire : Quoi ! il nous faut
         subir la philosophie d’un âne ! je reviens à mon sujet.
            Après le jugement de Pâris, Junon et Minerve se retirent chagrines
         et courroucées, témoignant par leurs gestes le dépit qu’elles éprouvent
         de leur échec. Vénus, au contraire, satisfaite et radieuse, exprime son
         triomphe, en se mêlant gaiement aux chœurs de danses.   Tout à coup,
         par  un  conduit  inaperçu,  s’élance  du  sommet  du  mont  une  gerbe
         liquide de vin mêlé de safran, qui retombe en pluie odorante sur les
         chèvres paissant à l’entour, et jette une nuance du plus beau jaune sur
         leur toison. Quand toute la salle en est embaumée, soudain le mont
         s’abîme en terre, et disparaît.   Alors un soldat s’avance au milieu de
         l’amphithéâtre,  et  demande,  au  nom  du  peuple,  que  la  prisonnière
         condamnée  aux  bêtes  paraisse,  et  que  le  glorieux  hymen
         s’accomplisse.   Déjà l’on dressait à grand appareil un lit qui devait
         être notre couche nuptiale. L’ivoire de l’Inde y brillait de toutes parts,
         et ses coussins, gonflés d’un moelleux duvet, étaient recouverts d’un
         tissu  de  soie  à  fleurs.      Quant  à  moi,  outre  l’ignominie  d’être  en
         spectacle  dans  cette  attitude,  outre  mon  affreuse  répugnance  à  me



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