Page 186 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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souiller du contact de cet être impur et criminel, j’avais de plus et par-
dessus tout la crainte de la mort ; car enfin, me disais-je, est-il bien sûr,
quand nous serons aux prises, que la bête, telle quelle, qui va être
lâchée contre cette femme, se montre assez discrète, assez bien
apprise, assez sobre dans ses appétits, pour s’en tenir à sa proie
dévolue, et laisser intact l’innocent non condamné qui la touchera de
si près ?
Déjà le sentiment de la pudeur entrait pour moins dans ma
sollicitude que l’instinct de la conservation ; et tandis que mon
gardien, tout occupé de l’arrangement du lit nuptial, voit par lui-même
si rien n’y manque, que les autres domestiques, ou donnent leurs soins
au divertissement de la chasse, ou restent eux-mêmes en extase devant
la représentation, j’en profite pour faire mes réflexions. Nul ne
songeait à surveiller un âne aussi bien élevé que moi. Peu à peu, d’un
pas furtif, je gagne la porte la plus voisine, et une fois là je détale à
toutes jambes. Après une course de près de six milles, j’arrivai à
Cenchrées, la plus notable, dit-on, des colonies de Corinthe, que
baignent à la fois la mer Égée et le golfe Saronique. C’est un port très
sûr pour les vaisseaux, et conséquemment très fréquenté ; mais j’eus
soin de me tenir loin de la foule, et, choisissant sur la grève un endroit
écarté peu éloigné du point où se brisait le flot, je m’y arrangeai un lit
de sable fin, où j’étendis douillettement mes pauvres membres. Déjà
le soleil avait atteint l’extrême limite du jour ; le soir était calme. Un
doux sommeil ne tarda pas à s’emparer de moi.
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