Page 177 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
P. 177

Le dîner du patron fini, nous passons de la salle à manger dans la
         chambre où je logeais, où nous trouvâmes la dame languissant déjà
         dans l’attente.   Quatre eunuques posent à terre quantité de coussins
         moelleusement renflés d’un tendre duvet, et destinés à former notre
         couche. Ils les recouvrent soigneusement d’un tissu de pourpre brodé
         d’or, et par dessus disposent avec art de ces petits oreillers douillets
         dont se servent les petites maîtresses pour appuyer la figure ou la tête ;
         puis, laissant le champ libre aux plaisirs de leur dame, ils se retirent,
         fermant la porte après eux. La douce clarté des bougies avait remplacé
         les ténèbres.
            La  dame  alors  se  débarrasse  de  tout  voile,  et  quitte  jusqu’à  la
         ceinture qui contenait deux globes charmants. Elle s’approche de la
         lumière, prend dans un flacon d’étain une huile balsamique dont elle
         se  parfume  des  pieds  à  la  tète,  et  dont  elle  me  frotte  aussi
         copieusement, surtout aux jambes et aux naseaux.   Elle me couvre
         alors  de  baisers,  non  de  ceux  dont  on  fait  métier  et  marchandise,
         qu’une courtisane jette au premier venu pour son argent ; mais baisers
         de passion, baisers de flamme, entremêlés de tendres protestations :
         Je t’aime, je t’adore, je brûle pour toi, je ne puis vivre sans toi ; tout ce
         que  femme,  en  un  mot,  sait  dire  pour  inspirer  l’amour  ou  pour  le
         peindre.  Elle  me  prend  ensuite  par  la  bride,  et  me  fait  aisément
         coucher.   J’étais bien dressé à la manœuvre, et n’eus garde de me
         montrer rétif ou novice, en voyant, après si longue abstinence, une
         femme aussi séduisante ouvrir pour moi ses bras amoureux. Ajoutez
         que  j’avais  bu  largement  et  du  meilleur,  et  que  les  excitantes
         émanations du baume commençaient à agir sur mes sens.
            Mais une crainte me tourmentait fort. Comment faire, lourdement
         enjambé comme je l’étais, pour accoler si frêle créature, pour presser
         de  mes  ignobles  sabots  d’aussi  délicats  contours ?  Ces  lèvres
         mignonnes  et  purpurines,  ces  lèvres  qui  distillent  l’ambroisie,
         comment les baiser avec cette bouche hideusement fendue, et ces dents
         comme des quartiers de roc ? Comment la belle enfin, si bonne envie
         qu’elle en eût, pourrait elle faire place au logis pour un hôte de pareille
         mesure ?   Malheur à moi ! me disais-je, une femme noble écartelée !
         Je me vois déjà livré aux bêtes, et contribuant de ma personne aux jeux
         que va donner mon maître. Cependant les doux propos, les ardents



                                         177
   172   173   174   175   176   177   178   179   180   181   182