Page 174 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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De reproche en récrimination, tous deux en vinrent à protester avec
serment, chacun pour sa part, qu’ils n’ont fraude ni larcin sur la
conscience. Alors on convient, le tort étant commun, de mettre tout en
œuvre pour découvrir le larron. Il y avait bien l’âne qui restait seul
chaque jour, mais ce n’était pas là chère à sa guise ; et, cependant,
toujours les meilleurs morceaux de disparaître : et apparemment il
n’entre pas chez eux de mouches de la force des Harpies, qui
dévastaient, dit-on, la table de Phinée. En attendant, je continuais à
m’empiffrer ; et, grâce à ce régime d’alimentation humaine, j’arrivais
à un degré de corpulence et de rotondité extraordinaire. L’embonpoint
dilatait le tissu de mon cuir, donnait à mon poil du lustre ; mais cet
enjolivement de ma personne aboutit à une déconvenue : frappés de
l’accroissement insolite de mes dimensions, et remarquant, de plus,
que ma ration de foin restait intacte chaque jour, les deux frères mirent
toute leur attention à m’observer. À l’heure ordinaire, ils font mine
d’aller aux bains, ferment la porte comme de coutume, et, regardant
par un petit trou, me voient dauber sur les denrées étalées çà et là. En
dépit du préjudice qu’ils en éprouvaient, la sensualité surnaturelle de
leur âne les fait pouffer de rire. Ils invitent un camarade, puis deux,
puis toute la maisonnée, à venir voir les tours de force gastronomiques
du lourdaud de baudet. On rit si haut et de si bon cœur, que le bruit
en vient à l’oreille du maître qui passait par là.
Il veut savoir la cause de cette gaieté de ses gens. Instruit du fait, il
vient lui-même regarder au trou, et se délecte à ce spectacle. Il en rit à
se tenir les côtes, fait ouvrir la porte et s’en donne le plaisir de près ;
car moi qui voyais la fortune se dérider un peu à mon égard, et qui me
sentais rassuré par l’hilarité que j’excitais, je continuais à jouer des
mâchoires à mon aise. Enfin le patron, qui ne se lassait pas de ce
spectacle, me fit conduire, ou plutôt me conduisit de ses mains à la
salle à manger, fit dresser la table et servir toutes sortes de pièces non
entamées, de plats où personne n’avait touché. J’avais déjà l’estomac
honnêtement garni ; mais pour me faire bien venir du maître et gagner
ses bonnes grâces, je ne laissai pas de donner en affamé sur le
supplément offert. Pour mettre ma complaisance à l’épreuve, on
s’étudiait à choisir et mettre devant moi tout ce qui répugne le plus au
goût d’un âne : viandes assaisonnées au laser, volaille à la poivrade,
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