Page 168 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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l’avale d’un trait.   Il n’a pas plutôt pris le breuvage de mort, apprêté
         pour  un  autre,  qu’il  tombe  sans  vie.  À  cette  subite  catastrophe,  le
         précepteur de l’enfant jette des cris lamentables qui attirent la mère et
         toute la maison. Les effets du poison sont visibles ; et chacun désigne
         celui qu’il croit l’auteur d’un tel forfait.   Mais ni le cruel trépas d’un
         fils, ni le remords d’en être la cause, ni le désastre de sa maison, ni le
         cœur  brisé  d’un  époux,  ni  l’aspect  de  telles  funérailles,  n’ont  le
         pouvoir de faire impression sur cette furie. Vrai type de marâtre, elle
         ne songe qu’à assouvir sa vengeance, en mettant le comble au deuil de
         la famille. Un courrier est dépêché à son mari, qui, à cette funeste
         nouvelle, revient précipitamment sur ses pas.
            Aussitôt, avec une effroyable assurance, elle lui dénonce son beau-
         fils comme l’empoisonneur de son frère.   Elle disait vrai en un sens :
         l’enfant lui avait presque ôté la coupe des mains pour la boire : mais
         elle prête au frère aîné l’atroce idée de se venger sur le fils du refus
         opposé par la mère à ses infâmes désirs ;   et, non contente de cet
         affreux mensonge, elle ajoute qu’une telle révélation la met elle-même
         en butte au poignard. Le père infortuné, près de se voir privé de deux
         fils, se débat au milieu des plus terribles angoisses.   Le plus jeune est
         devant lui, couché dans son cercueil ; l’autre, incestueux, parricide, va
         se trouver frappé d’une condamnation capitale. Une femme trop aimée
         est là qui l’excite, par des pleurs mensongers, à prendre en horreur son
         propre sang.
            À peine les derniers rites des funérailles sont-ils accomplis, que,
         s’arrachant  du  bûcher  les  joues  encore  sillonnées  de  larmes,  et
         dépouillant  son  front  de  ses  cheveux  blancs  souillés  de  cendre,  le
         malheureux vieillard se précipite vers la place où se rend la justice.   Et
         là pleurant, suppliant, embrassant même, tant il est abusé, les genoux
         des décurions, ce père appelle, avec l’insistance la plus passionnée, la
         mort sur la tête du seul fils qui lui reste, sur ce fils violateur incestueux
         du lit paternel, dont le poignard menace encore sa belle-mère.   Cet
         accent  du  désespoir  fit  naître  une  telle  sympathie,  excita  si
         puissamment l’indignation du tribunal et même de la foule assistante,
         que, pour couper court à une instruction trop lente, à des dépositions
         qui n’en finissent pas, aux captieux ajournements de la défense, tous
         s’écrient  d’une  commune  voix :  Qu’on  le  lapide !  C’est  une  peste



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