Page 158 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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nous n’avions plus qu’un seul et même ordinaire ; et il était des plus
         chétifs. Quelques laitues amères qu’on avait laissé monter en graine
         en formaient le menu. Pour la saveur et la tendreté, autant aurait valu
         mâcher une poignée de verges.
            Il nous arriva un soir, par un ciel sans lune, un propriétaire d’un
         village des environs, qui avait perdu son chemin dans l’obscurité, et
         qu’une forte averse avait trempé jusqu’aux os.   Il fut cordialement
         accueilli, et trouva chez nous, sinon bon gîte, au moins un repos dont
         il avait grand besoin. Aussi promit-il à son bon hôte, en témoignage
         de sa gratitude, du blé et de l’huile de sa récolte, et, de plus, deux barils
         de son vin.   Mon maître n’eut rien de plus pressé que de se munir d’un
         sac et d’outres vides. Il monte à cru sur mon dos, et nous voilà tous
         deux  en  route.  Nous  franchissons  la  distance,  qui  était  de  soixante
         stades, et nous arrivons chez l’homme en question, qui reçoit au mieux
         mon maître, et l’invite à prendre sa part d’un excellent dîner.   Nos
         deux convives en étaient à se faire mutuellement raison le verre à la
         main, quand leur attention fut attirée par le plus étonnant phénomène.
            Une des poules de la basse-cour se mit à courir çà et là, caquetant
         comme si elle avait envie de pondre.   Ce que voyant le patron : O ma
         cocotte, dit-il, que tu es de bon rapport ! combien m’en as-tu fait gober
         de tes œufs  tous  les  jours de l’année ! Allons, je vois  que tu  nous
         prépares un bon petit plat de ta façon. Holà ! garçon, dit-il, vite la
         corbeille aux couveuses, et mets-la dans son coin ordinaire.   Le valet
         fit  ainsi  qu’il  était  enjoint ;  mais  la  poule  ne  veut  pas  de  sa  place
         accoutumée.  Elle  s’en  vient  déposer  précisément  aux  pieds  de  son
         maître une ponte tant soit peu précoce, et de nature à lui mettre martel
         en tête. En effet,  ce n’était  pas  un œuf, c’était  un petit  poulet tout
         formé, emplumé, ergoté, qui se mit à glousser et à suivre sa mère.
            Mais  voici bien un autre prodige, un prodige  à faire dresser les
         cheveux. Sous la table même où se trouvaient les restes du repas, la
         terre s’ouvre profondément, et livre passage à un énorme jet de sang
         qui retombe en larges gouttes sur tout le service.
              Tout à coup, au milieu de la stupeur et de l’effroi causés par ces
         événements surnaturels, un domestique arrive tout courant du cellier,
         annonçant que le vin qui s’y trouvait, et dont le dépôt était de longue
         date, bouillonnait dans les tonneaux, comme s il eût été soumis au feu



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