Page 154 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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insinué à sa femme, et j’ai fini par la persuader de quitter
momentanément la boutique, et d’aller chez quelque amie attendre que
la fureur du mari ait eu le temps de s’apaiser. Celui-ci était dans un
transport de rage à faire trembler pour sa femme ou pour lui-même.
Cette scène m’a ôté l’appétit. J’ai laissé le souper de mon hôte et
regagné le logis.
À ce récit du boulanger, sa femme, passée maîtresse en fait
d’impudence et d’effronterie, se répandait en exécrations contre sa
voisine, la traita de déloyale, d’infâme, d’opprobre du sexe entier.
Sacrifier ainsi son honneur ! Fouler aux pieds la foi jurée ! faire du toit
conjugal un repaire de vice ! changer son noble nom de mère de
famille pour celui de vile prostituée ! Oui, ajoutait-elle, on devrait
brûler vives de pareilles créatures. Inquiète cependant, et la
conscience bourrelée, impatiente d’ailleurs de tirer de gêne son
complice, elle engage son mari à aller se coucher de bonne heure ;
mais lui, qui s’était sauvé de cet esclandre l’estomac vide, insistait
gaiement pour avoir à souper. On se dépêche donc de servir, tout en
rechignant et pour cause ; ce n’était pas pour lui que la table était mise.
Quant à moi, le cœur me saignait de voir la conduite de cette femme
et son impudence ; et je me demandais comment venir en aide à mon
maître pour démasquer sa perfide moitié ; s’il n’y avait pas moyen
d’écarter le van, et mettre à découvert l’enfant caché sous cette tortue
de nouvelle fabrique.
La Providence enfin daigna seconder ma fidèle sollicitude. C’était
l’heure de faire boire les bêtes de l’écurie. Un vieux boiteux qui en
avait la charge vint nous prendre pour nous mener pêle-mêle à
l’abreuvoir voisin. Ce fut pour moi l’occasion d’une vengeance tant
désirée. En longeant la cachette, j’aperçus le bout des pieds du galant
qui passait dessous : j’y appuyai mon sabot en travers, et les lui aplatis
sans miséricorde, tant et si bien qu’il ne put retenir un cri douloureux.
Il culbute alors le van, se montre aux yeux profanes, et voilà l’infamie
de la dame au grand jour. Le boulanger toutefois ne s’émut pas
autrement de l’affront fait à son honneur. Au contraire, d’un front
serein et d’un ton caressant, il rassure le pâle et tremblant jeune
homme. Mon garçon, dit-il, tu n’as rien de fâcheux à redouter de
moi : tu n’as pas affaire à un barbare, à un de ces hommes qui ne savent
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