Page 159 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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le plus ardent. En même temps, on vit des belettes traînant avec leurs
dents un serpent mort. De la gueule d’un chien de berger sortit en
sautillant une petite grenouille verte. Enfin, un bélier saisit le chien à
la gorge, et l’étrangla d’un coup de dent. À cette succession de
sinistres présages, le maître du logis et ses gens furent frappés de
stupeur. Que faire ? Par où commencer pour apaiser le courroux des
dieux ? Quelle expiation sera plus efficace ? Combien de victimes ?
Quelles victimes sacrifier ?
On était encore sous l’impression d’effroi que cause le sentiment
d’une catastrophe imminente, quand un jeune esclave vint annoncer
au malheureux père de famille que les dernières calamités venaient de
fondre sur sa maison. Le bon homme avait trois fils, parvenus à l’âge
de raison, et dont les talents et la conduite faisaient l’orgueil de sa
vieillesse. Une ancienne amitié liait ces jeunes gens avec un pauvre
homme possesseur d’un modeste manoir. Ce manoir touchait aux
grands et magnifiques domaines d’un jeune seigneur riche et puissant,
qui, héritier d’un nom antique et illustre, abusait de cet avantage pour
se créer dans le pays une prépondérance factieuse, et y disposer de tout
à son gré. Il agissait avec son humble voisin tout à fait en puissance
ennemie. Il égorgeait ses moutons, enlevait ses bœufs, foulait aux
pieds ses blés en herbe. Enfin, après l’avoir privé de son revenu, il
voulut un beau jour le chasser de sa propriété ; et, soulevant une vaine
dispute de bornage, il prétendit que tout le terrain était à lui. Le
campagnard, homme tranquille du reste, dépouillé par l’avarice du
riche, voulut du moins garder du champ paternel la place de son
tombeau, et, tout inquiet, fit prier plusieurs amis de venir rendre
témoignage au sujet de ses limites. Dans le nombre se trouvaient les
trois frères, venus pour aider, selon leurs forces, leur ami persécuté.
La présence de tant d’adversaires n’intimida point ce furieux, ni
même ne lui imposa le moins du monde. Il ne rabattit rien de ses
prétentions non plus que de son insolence. On voulut le prendre par la
douceur, et tenter sur son esprit turbulent des moyens de conciliation ;
mais il y coupa court, jurant, par sa tête et celle de tout ce qui lui était
cher, qu’il se moquait de tous ces arpenteurs ; qu’il dirait à ces gens de
prendre le voisin par les oreilles et de le jeter hors de sa baraque. Ce
propos révolta tous les auditeurs. L’un des trois frères répliqua d’un
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