Page 156 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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détestable  science,  ceux  qui  excitent  la  passion  de  l’amour,  et  elle
         s’efforce  d’agir  sur  le  cœur  si  violemment  outragé  de  l’époux.  Le
         résultat ne répond point à son attente ; alors elle se dépite et s’en prend
         à ses intelligences. Stimulée cependant par la récompense promise, et
         d’ailleurs  piquée  au  vif  par  la  résistance  qu’elle  rencontre,  elle  se
         résout à menacer la tête du malheureux mari, en suscitant contre lui
         l’ombre d’une femme morte du dernier supplice.
            Mais  j’entends  d’ici  quelque  lecteur  pointilleux  m’arrêter  tout
         court, et me dire : Comment donc as-tu fait, ô des bourriquets le plus
         subtil, confiné comme tu l’étais dans le fond de ton moulin, pour savoir
         ce  qui  se  passait  très  mystérieusement,  d’après  ton  dire,  dans  la
         confidence de ces deux femelles ?   Écoutez, et vous allez comprendre
         comment moi, qui restais homme, et homme très curieux, sous cette
         figure de bête, j’ai pu arriver à la connaissance des manœuvres ourdies
         pour la perte de mon boulanger.
              Il était midi environ, quand une femme, dans l’appareil lugubre
         des  accusés,  portant  au  front  l’empreinte  d’une  tristesse  profonde,
         apparut tout à coup au milieu du moulin. Comme pour faire appel à la
         pitié, des haillons la couvraient à peine. Elle marchait nu-pieds. Des
         mèches éparses de cheveux gris, souillés de cendre, voilaient en partie
         des traits déjà défigurés par une pâleur cadavéreuse.   Cette étrange
         figure  s’adresse  au  boulanger,  lui  met  familièrement  la  main  sur
         l’épaule,  et  l’emmenant  dans  sa  chambre,  comme  pour  lui
         communiquer  un  secret,  s’y  enferme  avec  lui.  La  conférence  se
         prolongeait indéfiniment.   Tout le grain livré aux ouvriers avait passé
         sous la meule, et un supplément devenait nécessaire. De petits esclaves
         sont dépêchés au maître pour lui demander de la mouture.   Vainement
         viennent-ils crier à tue-tête à travers la porte ; point de réponse. On
         frappe plus fort. Les verrous étaient tirés au dedans. On s’inquiète, on
         s’alarme ; on a recours à la force. Les gonds cèdent, volent en éclats,
         et livrent enfin passage aux assaillants.   La femme avait disparu ; mais
         ils trouvent pendu à une poutre le corps déjà sans vie de leur maître.
         Ils éclatent en sanglots et en lamentations, le détachent, ôtent la corde
         qui lui serrait le cou, et lavent le cadavre. Ce premier devoir accompli,
         un nombreux cortège suit le défunt à la sépulture.
            Le  jour  suivant,  sa  fille,  qui  était  mariée  dans  un  bourg  voisin,



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