Page 161 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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manquant le but, ne fit que raser l’extrémité des doigts, et tomba sans
         effet.
            Le  jeune  homme  à  l’instant  fit,  avec  une  présence  d’esprit
         singulière,  tourner  l’incident  au  profit  de  sa  vengeance.  Il  feignit
         d’avoir  le  poignet  rompu,  et  s’adressant  à  son  barbare  adversaire :
         Jouis, lui dit-il, de la destruction de toute une famille ; repais du sang
         de trois frères ton insatiable cruauté ; triomphe à ton aise du massacre
         de  tes  concitoyens :      mais  sache-le  bien,  tu  auras  beau  usurper
         l’héritage du pauvre, reculer les bornes de ton domaine en tous sens,
         tu auras toujours des voisins.   Ah ! faut-il que cette main, dont j’aurais
         abattu ta tête coupable, soit mise si fatalement hors de combat !   Cette
         apostrophe exaspéra le brigand, qui saisit son glaive et se précipita
         avec furie sur le jeune homme pour l’égorger de sa propre main ; mais
         il avait affaire à forte partie.   Avec une énergie qu’on était loin de lui
         supposer, le blessé prétendu arrête le bras de l’assaillant d’une étreinte
         vigoureuse, et, brandissant lui-même le fer d’une main assurée, frappe
         à coups pressés le riche  odieux, et lui fait rendre son âme impure.
         Cette  exécution  terminée,  et  pour  se  soustraire  aux  mains  des
         domestiques qui accouraient, le vainqueur tourne contre lui-même le
         fer teint de sang de son ennemi, et se l’enfonce dans la gorge.
              Voilà ce qu’annonçaient tant de sinistres présages, dont il fallut au
         malheureux père essuyer le récit. Assailli de tant de coups à la fois, il
         ne proféra pas un mot, ne versa pas une larme ;   mais saisissant le
         couteau dont il venait de se servir à table, pour faire les parts du repas,
         il s’en perce la gorge de plusieurs coups, à l’exemple de son infortuné
         fils. Son corps roule inanimé sous la table, et lave d’un sang nouveau
         les taches prophétiques dont elle était souillée.
            Ainsi, dans l’espace d’un moment, s’anéantit cette famille entière.
         Le jardinier, touché de tant de désastres, non sans retour sur ce qu’il y
         perdait  lui-même,  donne  à  son  hôte  des  larmes  pour  son  dîner,  et,
         frappant itérativement l’une contre l’autre ses deux mains qu’il avait
         compté  rapporter  pleines,  il  monte  sur  mon  dos,  et  s’en  retourne
         comme il était venu ;   mais il ne devait pas revenir lui-même sans
         malencontre. En effet, nous vîmes venir à nous un quidam de haute
         stature, soldat d’une légion, à en juger par ses dehors et ses manières,
         qui, d’un ton d’arrogance, demande à mon maître où il menait cet âne



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