Page 126 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
P. 126
en regrets interminables. Elle fit représenter le défunt avec les attributs
du dieu Bacchus. Vouée au culte de cette image, elle passait les jours
et les nuits à lui rendre les honneurs divins ; c’était sa consolation et
son tourment.
Cependant Thrasylle, emporté par la fougue présomptueuse que son
nom indique, ne sait pas attendre que ce désespoir se soit rassasié de
larmes, affaissé sous son propre excès, usé par sa violence même.
Charité n’a pas encore cessé de pleurer, de déchirer ses vêtements, de
s’arracher les cheveux, que déjà il a risqué une proposition de mariage.
Le traître s’oublia, dans l’excès de son impudence, jusqu’à mettre à nu
son cœur, et y laisser lire ce qu’il eût dû taire à jamais. À ce seul mot,
Charité, frappée d’horreur, tombe à la renverse, comme une personne
atteinte d’un éclat de tonnerre, accablée par l’influence d’un astre, ou
foudroyée par la main de Jupiter même. Ses yeux se couvrent d’un
épais nuage. Reprenant ses esprits, elle rugit comme une lionne
blessée. Son œil a percé toute la noirceur de l’âme de Thrasylle ; mais
il lui faut le temps de la réflexion : elle se contente d’opposer des délais
à l’impatience du prétendant.
Cependant l’ombre de la victime, de l’infortuné Tlépolème
apparaît livide et sanglante, et s’adresse à son épouse pendant son
pudique sommeil. Chère moitié de moi-même, dit-il, si ma mémoire
vit encore dans ton cœur, ah ! n’accorde à personne le droit de te
donner ce nom ! mais si tu regardes nos biens comme rompus par mon
funeste trépas, forme, j’y consens, une union plus heureuse ; mais, du
moins, ne te livre pas aux mains sacrilèges de Thrasylle : qu’il ne soit
pas dit qu’il ait pu jouir de ton entretien, partager ta table ou ta couche.
Que ta main ne touche pas l’homicide main de mon meurtrier. Point
d’hymen sous les auspices du parricide. Parmi ces plaies, dont tes
larmes ont lavé le sang, il en est que la dent du sanglier n’a pas faites.
Le fer de Thrasylle a seul porté le coup qui nous sépare. Le fantôme
ne se borne point à ces mots, l’horrible drame fut déroulé tout entier.
Charité s’était couchée la face tournée contre son lit ; et, tout en
dormant, elle inondait ses joues de larmes. La secousse qu’elle reçut
de cette vision l’arrache à ce pénible sommeil, et ses cris, ses
lamentations redoublent. Elle déchire ses vêtements, et porte sur ses
beaux bras des mains impitoyables. Cependant elle tait l’apparition,
126