Page 123 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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rang des personnes qui étaient reçues chez nous : le traître sut
dissimuler ses affreux desseins, et jouer à merveille le personnage
d’ami dévoué. Il multiplia ses visites, prit part à leurs entretiens, à
leurs plaisirs, et même à leurs repas. De jour en jour l’intimité devenait
plus étroite. C’était en aveugle se précipiter dans l’abîme. Que
voulez-vous ? telle est la flamme de l’amour. Au premier abord ce
n’est qu’une douce chaleur dont la sensation est délicieuse ; mais à la
longue le feu devient fournaise, et son ardeur dévorante consume
l’homme tout entier.
Thrasylle chercha longtemps l’occasion d’un tête-à-tête ; mais une
armée de surveillants excluait de plus en plus toute chance de
commerce adultère. Pouvait-il lutter avec succès contre une affection
récente, et qui chaque jour prenait de nouvelles forces ? D’ailleurs,
eût-il trouvé Charité aussi disposée qu’elle l’était peu à frauder le
devoir conjugal, l’inexpérience de la jeune femme eût suffi pour lui
faire obstacle. Thrasylle voit bien qu’il se perd ; mais la fatalité le
pousse, en dépit de lui-même, à se prendre à l’impossible. La
difficulté dont l’amour s’effraye d’abord, si la passion va croissant,
bientôt semblera peu de chose. Or, écoutez de toutes vos oreilles ; vous
allez savoir à quels excès l’emporta cette délirante frénésie.
Tlépolème un jour mena Thrasylle avec lui chasser la bête fauve,
c’est-à-dire le chevreuil bête fauve très innocente ; Charité ne
permettait pas à son mari de courir aucun gibier à cornes ou armé de
dents. Les chasseurs arrivent à un tertre boisé, où l’épaisseur du fourré
formait rideau devant eux. On découple alors les chiens, tous de
bonne race, pour relancer la bête dans son fort. La meute bien dressée
se montre intelligente à se partager les quartiers, à fermer toute issue.
Elle ne faisait entendre d’abord qu’un grognement sourd. Au signal
donné, l’air retentit de ses aboiements sauvages : quel gibier va se
lever ? un chevreuil ? un daim timide ? une biche, la plus douce des
bêtes ? Non, mais bien un sanglier énorme, que jamais chasseur
n’avait lancé, masse de chair formidable, au cuir souillé et hérissé,
dont les soies se dressent sur son dos en forme d’arête. Le monstre
part, écumant de rage, faisant claquer ses redoutables dents ; l’œil en
feu, terrible et prompt comme la foudre. À droite, à gauche, il éventre
à coups de boutoir les chiens assez hardis pour le joindre, culbute du
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