Page 118 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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la gueule béante, essaye sur leurs personnes d’étranges et
monstrueuses voluptés. Il vous prend une femme à revers, et
brutalement la sollicite en dépit de Vénus. Ce grotesque museau veut
parodier les baisers ; il barbouille, il blesse avec ses grandes dents. Les
querelles vont nous pleuvoir, et peut être de bons procès. Qui sait ?
quelque action criminelle peut-être. Tout à l’heure une jeune dame
passait. En un clin d’œil mon furieux jette son bois à bas, et le disperse
de tous côtés. Il se rue sur la pauvre femme, la roule dans la boue, et
veut, amant discret, lui monter sur le corps en pleine rue. Par bonheur
quelques passants, accourus aux pleurs et aux cris de la victime, l’ont
arrachée aux étreintes du monstre ; sans quoi, c’était fait de la
malheureuse, elle était étouffée, écartelée, elle périssait d’une mort
affreuse, et nous restions sous le poids d’une affaire capitale.
Cette insigne calomnie, assaisonnée d’autres propos du même
genre que mon pudique silence rendait plus accablants, excita au plus
haut degré l’animadversion de ces bonnes gens contre moi. L’un
d’eux finit par s’écrier : Qu’est-ce à dire ? aurons-nous ici un mari de
toutes nos femmes ? un adultère banal ? Qu’on l’immole bien vite, en
expiation de ses monstrueuses amours. Allons, mon garçon, coupe-
lui le cou sur-le-champ, jette ses entrailles aux chiens ; le reste de sa
chair servira à nourrir nos ouvriers. Quant à sa peau, nous la
rapporterons à nos maîtres. Nous saurons bien mettre sa mort sur le
compte des loups. Aussitôt mon pernicieux accusateur, ravi d’être
l’exécuteur de la sentence, fait ses dispositions d’un air de triomphe
insultant. Il n’a pas oublié cette ruade, hélas ! de trop peu d’effet, et il
se presse déjà de donner le fil à son couteau, en l’aiguisant sur la pierre.
Mais un membre de la rustique assemblée prend alors la parole : Il
y aurait conscience, dit-il, de mettre à mort un si bel âne et de nous
priver de ses services, pour quelques escapades amoureuses.
Pourquoi ne pas le châtrer de préférence ? Le tempérament cesserait
alors de lui parler si haut, et dès lors plus de ces fâcheuses
conséquences ; ajoutez qu’il y gagnera d’encolure. En chaleur, l’âne
est plus mou, et le cheval plus fringant. J’en ai vu plus d’un devenir
tout à fait rétif et intraitable. Eh bien ! en un tour de main on vous le
rendait habile aux transports à dos, et docile à toute espèce de service.
À moins de résolution contraire de votre part, je me charge de
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