Page 113 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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interpréter pour un âne aussi intelligent, m’eurent bientôt mis au fait.
Je compris que le prétendu brigand Hémus n’était autre que
Tlépolème, le propre fiancé de la jeune fille. En effet, de parole en
parole, il finit par lui dire assez haut, sans plus s’inquiéter de ma
présence que si j’eusse été défunt : Courage ! ma bien aimée Charité !
tes ennemis sous peu vont être en ton pouvoir. Et il revenait toujours
plus pressant vers ses convives, leur versant le vin coup sur coup, sans
y mêler une goutte d’eau, et après l’avoir fait tiédir. Déjà la tête leur
tourne ; lui, toujours sur la réserve, ne cesse d’arroser leur ivresse. À
vrai dire, j’eus quelque soupçon qu’il mêlait quelque drogue somnifère
à la liqueur dont il les abreuvait. À la fin, depuis le premier jusqu’au
dernier, tous gisaient ivres-morts à la disposition de qui voudrait s’en
défaire. Alors, sans la moindre peine, mon homme se mit à les
garrotter étroitement l’un après l’autre. Et quand ils furent tous
accommodés à sa fantaisie, il plaça sa maîtresse sur mon dos, et prit
avec elle le chemin de la ville où ils demeuraient.
À notre approche, toute la population se porta au dehors, pour jouir
de ce spectacle impatiemment attendu. Parents, alliés, clients, valets,
serviteurs, se précipitaient à l’envi. Le contentement est dans tous les
yeux, la joie dans tous les cœurs. Le cortège était de tout sexe, de tout
âge ; mais quelle vue aussi ! le triomphe d’une vierge par le secours
d’un âne. Moi aussi je voulus, à ma manière, contribuer à la
représentation, et bien constater la part que j’y prenais. Je dressai
l’oreille, dilatai mes naseaux, et me mis à braire intrépidement, d’un
ton à rivaliser avec le tonnerre. Voilà la jeune fille rendue à ses foyers
et aux caresses des auteurs de ses jours. Tlépolème aussitôt me fait
tourner bride, avec grand renfort de bêtes de somme et suivi d’une
multitude de ses concitoyens. Je ne demandais pas mieux. Pour un
curieux quelle occasion ! on allait mettre la main sur tous ces brigands.
Nous retrouvons nos captifs, dont les mouvements étaient enchaînés
par l’ivresse plus encore que par les liens. La caverne fut fouillée et
vidée de tout ce qu’elle contenait ; on nous chargea d’or, d’argent et
d’objets précieux. Quant aux voleurs, ils furent les uns roulés, tout
garrottés, jusqu’au bord des précipices voisins, dont on leur fit faire le
saut ; les autres, décapités sur place avec leurs propres épées. Après
cette exécution, nous reprîmes en triomphe le chemin de la ville. On
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