Page 111 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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par un festin largement arrosé.   On causa beaucoup de la tentative
         d’évasion de la jeune fille, et le chef apprit quel monstrueux supplice
         nous  était  réservé.  Il  demanda  alors  en  quel  lieu  on  gardait  la
         prisonnière, s’y fit conduire ; et quand il l’eut vue chargée de chaînes,
         sa figure prit une expression marquée de mécontentement. Je ne veux
         pas, dit-il à son retour, m’interposer brutalement et à l’étourdie pour
         empêcher l’exécution de votre décret : cependant ma conscience me
         reprocherait de ne pas vous faire entendre ce que je crois être une vérité
         utile.   Avant tout, soyez persuadés que ma sollicitude seule pour vos
         intérêts me fait ouvrir la bouche. Vous serez, d’ailleurs, les maîtres
         d’en revenir plus tard à votre âne ;   mais moi, je pense que des voleurs
         qui  savent  leur métier songent  au profit avant  tout, même avant  la
         vengeance ; il en coûte souvent de s’y livrer. Quand vous aurez donné
         à cette jeune fille un âne pour tombeau, vous aurez satisfait votre haine
         eu pure perte.   Mon avis est donc qu’il faut mener notre prisonnière à
         quelque ville, et l’y vendre bel et bien. Fille à cet âge est de bonne
         défaite.   J’ai moi-même parmi les agents de ce négoce telle vieille
         connaissance qui, si je ne me trompe, achèterait à très haut prix, pour
         la louer aux amateurs, une poulette de si bonne couvée. Une fois mise
         en cage, il faudra bien qu’elle renonce à prendre son vol de nouveau ;
         et, dans le métier qu’elle fera, votre juste colère trouvera satisfaction.
         Voilà, suivant ma manière de voir, le parti le plus utile ; mais à vous le
         droit de juger dans vos affaires et de disposer de ce qui vous appartient.
            C’est ainsi qu’en se constituant l’avocat fiscal des voleurs, ce digne
         homme plaidait notre cause, et sauvait du même coup fille et baudet.
         Longue fut la délibération ; et moi je languissais et mourais à petit feu,
         attendant l’issue du débat. Enfin le conseil se range à l’avis du nouveau
         venu. Sur-le-champ on débarrasse la captive de ses liens ;   mais celle-
         ci, au premier coup d’œil jeté sur le jeune chef, et à la simple mention
         d’agents  et  de  lieux  de  prostitution,  se  laissa  aller  aux  plus  vives
         démonstrations d’allégresse ; et moi d’en tirer un texte d’accusation
         contre  son  sexe  en  général :  Eh  quoi !  une  jeune  fille,  naguère
         inconsolable  de  la  perte  d’un  chaste  amour,  d’un  hymen  légitime,
         montrer  ce  scandaleux  transport  au  seul  nom  du  vice  et  de  ses
         immondes repaires !   Et toute l’espèce féminine en masse de passer
         sur la sellette, devant un juge à longues oreilles.



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