Page 114 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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déposa au trésor public les richesses reprises, et l’hymen mit
Tlépolème en possession légitime de sa conquête.
De ce jour, la jeune mariée ne m’appela plus que son sauveur, et ne
cessa de montrer la sollicitude la plus tendre pour mon bien-être. Le
jour même de ses noces, ce fut elle qui fit remplir d’orge mon râtelier ;
par son ordre on me donna en foin la ration d’un chameau de
Bactriane. Mais que je maudissais de grand cœur cette Photis de ne
m’avoir pas changé en chien plutôt qu’en âne, en voyant la gent canine
du logis, moitié rapine, moitié largesse, s’empiffrer des reliefs d’un
somptueux dîner ! La jeune épouse n’eut pas plutôt donné une
première nuit à l’amour, que sa reconnaissance ne laissa plus de repos
ni à mari, ni à parents, qu’elle n’eut obtenu la promesse pour moi du
traitement le plus honorable. Un conseil d’amis fut convoqué, et
gravement délibéra sur un moyen de me récompenser dignement. On
fit la motion de me tenir clos, sans rien faire, et de m’engraisser d’orge
choisie, de vesce et de féveroles ; mais un autre opinant fit prévaloir
son avis. Il voulait qu’on me laissât la liberté ; que je pusse courir et
folâtrer dans les prairies avec les chevaux ; la monte des cavales par
un étalon comme moi devant donner pour produit à mes maîtres une
race généreuse de mulets.
En conséquence, l’intendant du haras fut mandé, et l’on me remit à
ses soins, avec recommandation sur recommandation. La joie me
faisait courir en avant. Plus de fardeaux, plus de corvées ; la liberté
m’était rendue. Le printemps commençait. Au milieu des prés fleuris,
je ne pouvais manquer de rencontrer quelque rose. Je faisais en outre
cette réflexion : si l’âne est l’objet de tant de gratitude, que ne fera-t-
on pas pour l’homme, quand il aura repris sa véritable figure ?
Mais une fois que cet agent m’eut emmené loin de la ville, il ne
fut plus question pour moi de délices, ni même de liberté. Sa femme,
la plus avare, la plus méchante des créatures, débuta par me mettre
sous le joug pour servir de moteur à un moulin. Me fustigeant sans
relâche avec une branche encore garnie de ses feuilles, elle fabriquait
aux dépens de ma peau le pain de sa famille et le sien. Et c’était peu
de fournir par mes sueurs à sa subsistance, il me fallait moudre encore
pour les voisins, dont elle recevait le blé moyennant salaire. Et après
tout ce labeur, je ne pouvais (pauvre animal !) compter même sur la
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