Page 115 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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pitance de droit :   ma portion d’orge passait avec le reste du grain sous
         la  meule ;  et  quand,  toujours  tournant,  je  m’étais  bien  fatigué  à  la
         moudre et bluter, la voleuse vendait le tout en détail aux paysans du
         voisinage. Seulement, après m’avoir imposé cette pénible occupation
         toute une journée, vers le soir elle me gratifiait d’une mesure de son,
         non criblé, plein d’ordures et de pierres, et qui me restait au gosier.
            Telles  étaient  les  misères  de  ma  condition,  quand  l’impitoyable
         Fortune me fit changer de supplice, sans doute afin que la mesure fût
         comble, et que je fusse, comme on dit, glorifié au dehors comme au
         dedans.  À  la  fin,  le  brave  intendant  s’avisa,  quoique  un  peu  tard,
         d’exécuter l’ordre de ses maîtres, et me donna la clef des champs au
         milieu  du  haras.      Voilà  maître  baudet  libre  enfin ;  j’en  trépignais
         d’aise, et déjà je faisais mon choix des croupes les plus à mon gré
         parmi les cavales ; mais ce doux commencement faillit encore aboutir
         à une dernière catastrophe.   Tous ces étalons bien repus et engraissés
         pour les luttes de Vénus étaient de terribles rivaux dans mes amours.
         Quel âne eût été de force à lutter contre eux ? Les voilà qui s’avisent
         d’être jaloux, ne veulent pas souffrir de mésalliance adultère, et, au
         mépris  des  lois  de  Jupiter  Hospitalier,  s’acharnent  avec  fureur  sur
         l’intrus usurpateur de leurs droits.   L’un, élevant son large poitrail,
         droit de tête et roide d’encolure, me martèle avec ses pieds de devant ;
         l’autre, tournant une croupe musculeuse et charnue, escarmouche de
         ses ruades contre moi ; un autre, avec ce hennissement qui n’annonce
         rien de bon, accourt l’oreille couchée, et, montrant deux rangs de dents
         blanches et formidables, m’en déchire tout le corps impitoyablement.
         Je me rappelai alors certain roi de Thrace dont j’avais lu l’histoire, et
         qui  livrait  ses  hôtes  à  la  rage  dévorante  de  ses  coursiers  furieux.
         Singulière économie chez ce despote, qui repaissant ses chevaux de
         chair humaine, trouvait là le moyen de ménager son orge !
            Ainsi meurtri et lacéré par les assauts de ces maudits quadrupèdes,
         j’en étais à regretter le manège tournant du moulin. Mais la Fortune,
         qui ne se lassait pas de me persécuter, me suscita un bien autre fléau.
         Il y avait du bois à aller chercher sur une montagne. On m’employa à
         ce transport, en me donnant pour conducteur un jeune garçon, le pire
         garnement  de  la  terre.      C’était  peu  d’avoir  à  gravir  péniblement
         jusqu’au sommet la plus rude des côtes, d’user jusqu’au vif la corne



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