Page 119 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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l’opération. Laissez-moi seulement le temps de faire un tour à la foire
voisine ; je reviens chez moi reprendre mes instruments, je vous taille
ensuite cet incommode amoureux quelque part entre les cuisses, et
vous le rends doux comme un agneau.
Cette proposition m’arrachait au royaume de l’Orcus, mais pour me
faire subir le plus dur des traitements ; et je me lamentais de périr dans
la plus noble partie de moi-même. Déjà je cherchais quelque moyen
de destruction, la faim ou quelque précipice. C’était encore mourir ;
mais du moins c’était mourir entier. Pendant que je délibérais sur le
choix d’un trépas, mon bourreau d’enfant vint me prendre pour notre
voyage quotidien à la montagne. Là, m’ayant attaché à la branche
pendante d’un gros chêne, il se met, quelques pas en avant, à tailler
avec sa hache le bois qu’il devait rapporter, quand d’une caverne
voisine s’allonge soudain une formidable tête d’ours. Je n’eus pas
plutôt vu l’animal s’avancer d’un pas lent, qu’épouvanté de cette
apparition, je me rejette de tout mon poids sur mes jarrets de derrière,
et romps, en me cabrant, la courroie qui me retenait. Alors je me mets
à détaler ventre à terre, galopant, culbutant à travers les pentes les plus
rapides. Je fus bien vite en bas de la montée, également empressé
d’échapper aux griffes de l’ours et à celles de l’enfant, qui ne valait
pas mieux.
Un passant qui me vit sans maître s’empara de moi, et, m’ayant
enfourché lestement, me fit prendre à coups de bâton un chemin de
traverse qui m’était inconnu. Je n’avais garde toutefois de mettre
obstacle à sa marche, car elle m’éloignait du lieu fatal où devait se
consommer le sacrifice de ma masculinité. Du reste, je n’étais pas
grandement sensible aux coups de mon nouveau propriétaire, tant
j’avais su faire connaissance avec le bâton ; mais l’acharnement de
la Fortune fit tourner tout à coup cette chance d’évasion si favorable :
elle me gardait encore un de ses tours.
Les pâtres du logis avaient perdu une génisse, et couraient la
campagne en tous sens pour la retrouver. Le hasard fit que nous nous
rencontrâmes face à face. Ils m’eurent bientôt reconnu et, saisissant
mon licou, ils s’efforcent de m’emmener. Mon cavalier, hardi et
vigoureux compagnon, leur opposait une vive résistance, tout en
prenant ciel et terre à témoin. D’où vient cette agression ? pourquoi
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