Page 121 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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des actions de grâces à l’honnête garçon, qui, du moins par sa mort,
         retardait, ne fût-ce que d’un jour, ma dissection.   Mais on ne me laissa
         pas  même  jouir  en  paix  de  ce  court  ajournement ;  car  la  mère  au
         désespoir du funeste trépas de son fils, la mère gémissante et éplorée,
         vêtue de deuil et arrachant à deux mains ses cheveux blancs couverts
         de cendre, se précipite vers mon écurie, et, se meurtrissant le sein avec
         violence, elle m’apostrophe en ces mots :   Ce glouton se dorlote ici
         dans sa litière ; le voilà qui s’empiffre à pleine mangeoire, et jusqu’à
         en crever. Il se soucie, bien de ma misère et de la catastrophe de son
         jeune  maître !      Sans  doute  il  compte  sur  mes  infirmités,  sur  ma
         vieillesse, pour échapper au châtiment qui lui est dû. On dirait à le voir
         que  c’est  l’innocence  même ;  c’est  tout  simple :  le  crime  compte
         toujours sur l’impunité, en dépit de la conscience ;   mais, au nom de
         tous les dieux, exécrable bête, à quel niais feras-tu croire que tu ne sois
         pour rien dans cette horrible catastrophe ? Ne pouvais-tu protéger ce
         malheureux enfant par tes ruades ? écarter l’ennemi par tes morsures ?
         Toi, si prompt à lever la croupe contre lui, que ne te montrais-tu aussi
         dispos pour te défendre ?   Du moins pouvais-tu le prendre sur ton dos,
         et  l’enlever  à  des  mains  sanguinaires.  Tu  n’aurais  pas  fui  seul,  en
         désertant ton compagnon, ton guide, ton maître.   Ne sais-tu pas bien
         que qui dénie son secours à un mourant, outrage la morale et encourt
         la vindicte publique ?   Infâme assassin, tu n’auras pas longtemps à te
         réjouir  de  mon  malheur ;  tu  vas  sentir  quelle  force  peut  donner  la
         nature au bras d’une mère au désespoir.
            Elle dit ; et, dénouant sa ceinture, elle m’attache les pieds deux à
         deux,  en  serrant  de  toutes  ses  forces,  afin  de  paralyser  en  moi  la
         résistance.      Puis  saisissant  la  barre  qui  fermait  l’étable,  elle  m’en
         frappe à coups redoublés, jusqu’à ce que ses forces la trahissent et que
         l’instrument du supplice échappe à ses mains par son propre poids.
         Déplorant alors la faiblesse de son bras qui se lasse si vite, elle court à
         son  foyer,  en  rapporte  un  tison  ardent  qu’elle  me  fourre  entre  les
         cuisses. J’eus recours alors au seul moyen de défense qui me restât. Je
         dardai au visage et aux yeux de cette mégère certaine déjection liquide
         qui la mit en fuite, aveuglée et presque asphyxiée. Il était temps. Sans
         cette ressource extrême, je périssais, Méléagre baudet, victime de cette
         nouvelle Althée.



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