Page 125 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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veuve infortunée. Charité, à cette nouvelle, dont rien pour elle ne peut
égaler l’horreur, tombe dans un désespoir frénétique. Comme une
bacchante en délire, elle s’élance éperdue sur la place publique,
traverse la foule agitée, court au milieu des champs, remplissant l’air
de plaintes et de cris inarticulés. Une foule immense la suit, se
grossissant de tous ceux qu’elle rencontre. C’est toute la cité qui
s’ébranle et qui veut voir. On rapportait le cadavre. Charité le voit ;
elle accourt, et tombe sans mouvement sur le corps de son époux,
exhalant, peu s’en faut, l’âme qu’elle lui avait dévouée. On la relève,
non sans effort, et, malgré elle, on la rend à la vie. Le convoi funèbre,
escorté de tout un peuple, s’achemine vers la sépulture.
Thrasylle poussait des cris lamentables. Les larmes qu’il n’avait pu
commander à la première explosion de sa feinte douleur coulaient
alors par l’excès de sa joie. Pour rendre la comédie complète, tantôt
il prononçait le nom du défunt d’une voix lugubre, l’appelant son ami,
son compagnon, son frère ; tantôt il s’emparait des mains de Charité
qui se meurtrissait le sein. Il cherchait à apaiser sa douleur, à calmer
ses cris, prenait les inflexions les plus caressantes, pour opposer à
cette poignante affliction tous les exemples d’infortune qui lui
revenaient à la mémoire. Sous ce masque d’officieuse pitié, il tâchait
de s’insinuer dans le cœur de la veuve, et ces soins dangereux
exaltaient de plus en plus son odieuse passion.
Les devoirs funèbres accomplis, la jeune femme ne songe plus
qu’à rejoindre son époux. EIle a vainement tenté divers moyens de
quitter la vie ; un seul lui reste : le moyen qui opère sans effort, sans
apprêt, sans déchirure, et qui fait arriver le trépas comme un sommeil.
Elle se prive de tout aliment, abandonne le soin de sa personne, et se
séquestre au fond d’un réduit ténébreux, disant adieu à la lumière du
jour : mais Thrasylle, par une persistance opiniâtre, et faisant
intervenir amis, parents, et jusqu’au père et à la mère de Charité,
parvint à l’arracher à cet oubli de son être. Elle consent à se laisser
mettre au bain, puis à prendre quelque nourriture. Peu à peu le respect
filial triomphant de sa résolution, l’infortunée se fit violence par
devoir, et se remit comme on l’exigeait au courant de la vie. La
sérénité, sinon la paix, semblait lui être revenue ; mais le noir chagrin
vivait au fond de son cœur, et la dévorait jour et nuit ; elle se consumait
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