Page 127 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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garde en son sein les sanglantes révélations de la nuit : sa résolution
         est prise. Elle punira le meurtrier, et sortira ensuite d’une vie désormais
         insupportable.      Cependant,  aveuglé  par  ses  désirs,  l’odieux  amant
         revient à la charge et ne cesse de fatiguer des oreilles sourdes à jamais
         pour lui.   Avec une tranquillité qu’elle sut jouer à merveille, Charité
         se borne à le gronder doucement de son importunité.   Je vois encore,
         dit-elle, là devant mes yeux la noble figure de votre frère, de mon
         époux chéri. Je savoure encore le parfum d’ambroisie qu’exhalait sa
         personne divine. Enfin le charmant Tlépomène est encore vivant dans
         mon cœur.   Il serait généreux à vous, il serait méritoire d’accorder à
         mon  amère  douleur  un  temps  de  deuil  légitime.  Laissez  écouler
         quelques mois encore, laissez l’année s’accomplir.   C’est au nom de
         la pudeur, c’est dans votre intérêt que je vous le demande. Craignons,
         par un hymen prématuré, d’exciter à votre perte les mânes indignés
         d’un époux.
            L’impatient  Thrasylle  ne  tient  compte  de  ces  paroles,  ni  de  la
         perspective  assurée  de  son  bonheur :  toujours  sa  langue  profane
         assiège l’oreille de Charité de coupables insinuations.   Charité feint
         de  se  rendre.  Eh  bien,  mon  cher  Thrasylle,  lui  dit-elle,  je  ne  vous
         demande  qu’une  grâce.  Couvrons  pour  un  temps  nos  privautés  de
         mystère :   que le soupçon n’en puisse même venir à aucun de mes
         domestiques,  tant  que  l’année  n’aura  vu  son  cours  accompli.
         Thrasylle se laissa prendre à cette insidieuse proposition : leurs amours
         seront furtifs. Il invoque la nuit, la nuit et ses épaisses ténèbres. Qu’il
         tienne Charité dans ses bras, le reste n’est rien pour lui.   Écoutez, lui
         dit-elle, ayez soin de vous envelopper de manière à bien cacher vos
         traits, et, à la première veille, présentez-vous devant ma porte sans
         vous faire accompagner de personne. Sifflez une fois, et attendez. Ma
         nourrice  que  voici  sera  là,  postée  en  sentinelle  et  guettant  votre
         arrivée ;   c’est elle qui vous ouvrira la porte : elle vous introduira sans
         lumière, et vous conduira jusqu’à ma chambre à coucher.
            Thrasylle sourit à ce sinistre cérémonial d’hyménée. Nul soupçon
         n’effleure son esprit ; l’attente seule le trouble. Le jour lui semble bien
         long à passer la nuit bien lente à venir.   Aussi la lumière n’a pas plutôt
         fait place à l’ombre, qu’il arrive déguisé, suivant les instructions de
         Charité ; trouve au rendez-vous la nourrice, et, sur les pas de son guide



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