Page 107 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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lui aucun aveu. Plusieurs émissaires avaient été dépêchés au pays de
         Lucius pour rechercher le coupable et le livrer à la justice.
              Pendant ce récit, je gémissais au fond de mon âme, en comparant
         ma condition antérieure à mon abjection présente, le brillant Lucius
         d’autrefois au pauvre baudet d’aujourd’hui. Je m’avisai alors, pour la
         première fois, de tout ce qu’il y a de justesse dans cette allégorie des
         vieux moralistes, la Fortune privée d’yeux.   Ne la voit-on pas toujours,
         en effet, prodiguer ses biens aux méchants et aux indignes ? La raison
         est-elle  jamais  consultée  dans  ses  choix ?  Et  qui  visite-t-elle  de
         préférence ? Ceux-là précisément dont, clairvoyante, elle se tiendrait
         le plus loin.   Par elle, enfin, quelle diversité ou plutôt quelle aberration
         dans  les  jugements  des  hommes !  Elle  environne  le  pervers  d’une
         auréole de probité, et met l’innocence même à la merci des bouches
         les plus coupables.
            Moi, dont, par un jeu cruel, elle avait fait une bête, un quadrupède,
         qu’elle avait traité de façon à me rendre un objet de pitié pour les cœurs
         les plus endurcis, je me voyais pour comble accusé de vol, au préjudice
         d’un hôte que je chérissais.   Que dis-je ? de pis encore, de parricide.
         Et je ne pouvais me détendre, ni même ouvrir la bouche pour dire :
         Non.   Il ne me fut pas possible cependant d’acquiescer tout à fait par
         mon  silence  à  cette  accusation  horrible,  et,  dans  l’excès  de  mon
         irritation, je tâchai de crier : Non, je n’en ai rien fait.   Je réussis bien
         à braire le premier mot à plusieurs reprises ; mais il n’y eut pas moyen,
         quoi que je fisse, d’articuler le second. J’en restai donc à cette première
         syllabe  bien  et  dûment  vociférée :  Non,  non.  Le  tout  avec  une
         ouverture  désespérée  de  mâchoire,  et  un  écartement  non  moins
         démesuré  de  mes  lèvres  pendantes.      Mais  que  sert  de  gémir  en
         particulier sur chacune de mes disgrâces, quand la Fortune avait bien
         pu me ravaler à la condition et m’associer au travail de l’animal qui
         me servait de monture ?
            Cependant,  au  milieu  de  l’agitation  de  mon  esprit,  une  pensée
         prenait toujours le dessus. Le décret des voleurs qui m’immolait aux
         mânes  de  la  jeune  fille  me  revenait  en  mémoire,  et  je  regardais
         piteusement au-dessous de moi, comme si mon pauvre ventre subissait
         déjà cette fatale grossesse.   Cependant le bandit qui venait de débiter
         tant de calomnies sur mon compte tira mille écus d’or, cachés dans la



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