Page 102 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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souffle : est-ce une surveillante comme elle qui t’arrête ? Une ruade de
ton pied boiteux va t’en faire raison. Mais où fuir ? où trouver asile ?
Sotte appréhension ! voilà bien raisonner en âne. Est-ce que le premier
passant ne va pas se trouver heureux de t’avoir pour monture ?
Cela dit, d’un effort vigoureux je romps mon licou, et je me mets à
jouer des quatre jambes. Mais mon mouvement n’avait pas échappé
aux yeux d’épervier de la maudite vieille. Avec une résolution qu’on
n’aurait attendu ni de son sexe ni de son âge, elle saisit mon licou, dès
qu’elle me voit en liberté, et s’efforce de me retenir et de me rattacher.
La perspective du traitement que me gardaient les voleurs me rendit
impitoyable. Je lui appliquai une ruade qui l’étendit sur le carreau ;
mais la malheureuse, toute renversée qu’elle était, se cramponne
obstinément à la longe, et se fait traîner quelques pas tout en hurlant,
pour obtenir main-forte ; mais elle s’égosillait en pure perte : nul
n’était à portée, excepté la jeune prisonnière. Celle-ci accourt au bruit,
et voit (spectacle mémorable) une Dircé en cheveux blancs, que tirait
un baudet en guise de taureau. D’une énergie toute virile, elle tente
aussitôt le coup le plus hardi. Elle arrache la courroie des mains de la
vieille, me flatte de la voix pour me faire arrêter, saute lestement sur
mon dos, et me fait détaler à toute bride.
Moi qui n’aspirais qu’à m’échapper, qui brûlais de sauver la jeune
fille, et qui, de plus, recevais d’elle quelque avertissement manuel de
temps à autre, je me lançai au galop en vrai cheval de course, non sans
essayer de donner de mon gosier pour répondre à sa douce voix.
Quelquefois même tournant la tête, comme pour me gratter le dos, je
me hasardais à baiser ses pieds charmants. Enfin, poussant un profond
soupir, et s’adressant au ciel avec l’expression la plus fervente :
Grands dieux ! s’écria-t-elle, secourez-moi dans cet affreux péril. Et
toi, Fortune cruelle, cesse enfin de me persécuter ! Ne suffit-il pas à
tes autels des tourments que j’ai subis ? Et toi, mon libérateur, mon
sauveur, si par ton aide je puis revoir le foyer paternel, si tu me rends
à mon père, à ma mère, au jeune homme charmant à qui je fus promise,
quels remerciements ne te devrai-je pas ? Combien je te choierai !
quelle chère je te ferai faire ! Cette crinière sera peignée, parée de
mes mains ; je partagerai en belles touffes le bouquet de ton front ; les
soies de ta queue, que je vois si mêlées et si rudes parce qu’on ne les
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