Page 97 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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une voix : Quelle est, pauvre enfant, cette idée de se jeter ainsi la tête
         la première ? Pourquoi reculer devant cette épreuve et vous sacrifier
         sans but ?   Votre âme une fois séparée du corps ira bien en effet au
         fond du Tartare, mais pour n’en plus revenir. Écoutez-moi :
            Lacédémone,  cette  noble  cité  de  l’Achaïe,  n’est  pas  loin ;  elle
         touche au Ténare, où l’on n’arrive que par des sentiers peu connus ;
         c’est un soupirail du sombre séjour de Pluton. Osez vous engager dans
         sa  bouche  béante :  devant  vous  s’ouvrira  une  route  où  nul  pas  n’a
         laissé sa trace, et qui va vous conduire en ligne directe au palais de
         l’Orcus ;   mais il ne faut pas s’aventurer dans ces ténèbres les mains
         vides. Ayez à chaque main un gâteau de farine d’orge pétri avec du
         miel, et à la bouche deux petites pièces de monnaie.   Vers la moitié du
         chemin infernal, vous rencontrerez un âne boiteux, chargé de fagots.
         L’ânier, boiteux aussi, vous demandera de lui ramasser quelques brins
         de  bois  tombés  de  sa  charge ;  passez  outre,  et  ne  répondez  mot.
         Bientôt vous arriverez au fleuve de l’Érèbe. Charon est là, exigeant
         son péage ; car ce n’est qu’à prix d’argent qu’il passe les arrivants sur
         l’autre rive. Ainsi l’avarice vit encore chez les morts !   Ni Charon, ni
         Pluton même, ce dieu si grand, ne font rien pour rien. Le pauvre en
         mourant doit se mettre en fonds pour le voyage : nul n’a droit de rendre
         l’âme que l’argent à la main.   Vous donnerez à ce hideux vieillard, à
         titre de péage, une de vos deux pièces de monnaie. Il  faut qu’il la
         prenne de sa main à votre bouche.   En traversant cette onde stagnante,
         vous verrez flotter le corps d’un vieillard, qui vous tendra ses mains
         cadavéreuses,  vous  priant  de  le  tirer  à  vous  dans  la  barque.  La
         compassion ne vous est pas permise ; n’en faites rien.
            Le  fleuve  franchi,  vous  rencontrerez  à  quelques  pas  de  vieilles
         femmes  occupées  à  faire  de  la  toile,  et  qui  vous  demanderont  d’y
         mettre la main : ne vous avisez pas d’y toucher, autant de pièges tendus
         par Vénus, et elle vous en réserve bien d’autres pour vous amener à
         vous dessaisir de l’un au moins de vos gâteaux :   n’en croyez pas la
         perte indifférente, il vous en coûterait la vie.   Un énorme chien à trois
         têtes,  monstre  formidable,  épouvantable,  sans  cesse  aboyant  aux
         mânes qu’il effraye sans leur pouvoir faire d’autre mal, jour et nuit fait
         sentinelle au noir vestibule de Proserpine ; c’est le gardien du manoir
         infernal.   Vous le ferez taire aisément en lui jetant un de vos gâteaux,



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