Page 194 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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sortant vainqueur d’une lutte corps à corps avec la Fortune ennemie.
         Je contins cependant l’élan de ma joie, en pensant au désordre que la
         brusque irruption d’un individu à quatre pieds comme moi pouvait
         jeter dans la cérémonie, et je m’avançai d’un pas grave et mesuré, ainsi
         qu’un homme aurait pu le faire, m’effaçant de mon mieux, afin de
         glisser  dans  la  presse,  qui,  du  reste,  s’ouvrit  comme  par  un
         enchantement pour me livrer passage.
            L’attitude du grand prêtre manifestait également l’effet des divines
         révélations de la nuit dernière. Je le vis s’arrêter court, admirant avec
         quelle  précision  l’événement  répondait  aux  instructions  qu’il  avait
         reçues ; puis étendre la main, et, de lui-même, approcher la couronne
         de ma bouche.   Tremblant alors, et le cœur palpitant d’émotion, je
         saisis  avidement  avec  les  dents  cette  couronne,  où  la  fleur  désirée
         brillait des plus vives couleurs, et je la dévorai plus avidement encore.
         L’oracle ne m’avait pas trompé. En un clin d’œil je me vis débarrassé
         de  ma  difforme  enveloppe  de  bête  brute.  D’abord  ce  poil  hideux
         s’efface ;   ce derme grossier redevient fine peau, mon ventre perd son
         volume énorme ; la corne de mes sabots se partage, et s’allonge en
         forme de doigts. Mes mains cessent d’être des pieds, et reprennent
         leurs fonctions supérieures ;   mon cou se raccourcit, ma tête et ma
         face s’arrondissent. Mes deux oreilles démesurées reviennent à une
         honnête dimension ; ces blocs plantés dans mes mâchoires reprennent
         les proportions de dents humaines. Enfin, l’ignominieux appendice de
         ma queue, si pénible à mon amour-propre, disparaît complètement.
         Le  peuple  admire.  Les  esprits  religieux  s’humilient  devant  cette
         manifestation de la toute-puissance divine, devant une métamorphose
         dont  le  merveilleux  égale  tout  ce  qu’on  voit  en  songe,  et  qui
         s’accomplit si facilement. Toutes les voix s’élèvent, tous les bras se
         tendent vers les cieux, en témoignage du céleste bienfait.
            Moi, frappé de stupeur, je restais muet, comme si mon âme n’eût
         pas suffi au sentiment d’un bonheur si grand et si soudain.   Où trouver
         le premier mot ? Comment débuter à cette renaissance de la parole ?
         Comment en consacrer dignement l’inauguration ? En quels termes et
         dans quelle mesure m’exprimer, pour donner le tour convenable à mes
         actions  de  grâces  envers  la  déesse ?      Le  grand  prêtre,  qu’une
         communication divine avait mis au fait de mes traverses, n’en resta



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