Page 195 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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pas moins étonné un moment devant la réalité du miracle. Mais bientôt
         il fit signe qu’on me donnât un vêtement de lin pour me couvrir ;   car,
         demeuré nu en quittant cette horrible enveloppe de bête, je n’avais pu
         que serrer mes cuisses l’une contre l’autre, et me faire, aussi bien que
         je pus, un voile de mes deux mains.   L’un des prêtres ôta bien vite sa
         robe de dessus, et me la passa sur les épaules. Cela fait, le grand prêtre,
         me regardant d’un visage joyeux, où l’admiration se confondait avec
         la bienveillance, s’adresse à moi en ces termes :
            Enfin Lucius, après tant de fatales vicissitudes, après vous être vu
         si longtemps et si rudement ballotté par les tempêtes de la Fortune,
         vous  êtes  entré  au  port  de  sécurité  et  avez  touché  l’autel  de  la
         miséricorde.  Votre  naissance,  non  plus  que  votre  haute  position,  le
         savoir même qui vous distingue si éminemment, rien de tout cela ne
         vous a été utile. Entraîné par la fougue du jeune âge, vous avez cherché
         la volupté plus  bas que  la condition  d’un homme libre. Une fatale
         curiosité  vous  a  coûté  cher ;      mais  enfin,  tout  en  vous  torturant,
         l’aveugle Fortune, à son insu et par l’excès même de sa malignité, vous
         a conduit à la religieuse béatitude. Maintenant laissons-la s’agiter, et
         montrer le pis  qu’elle puisse faire.  Il  lui faut  chercher ailleurs une
         victime. L’existence consacrée au service de notre déesse auguste est
         désormais à l’abri des coups du sort.   Qu’a gagné la Fortune à vous
         mettre aux prises avec les brigands, avec les bêtes féroces, avec ce que
         l’esclavage  a  de  plus  dur,  les  chemins  de  plus  pénible,  la  mort
         journellement  imminente  de  plus  affreux ?  Tous  ses  efforts  n’ont
         abouti qu’à vous placer sous le patronage d’une Fortune non aveugle,
         et qui voit les autres divinités marcher à sa lumière.   Allons, prenez
         un visage riant qui réponde à cet habit de fête. Accompagnez d’un pas
         triomphal le cortège de la déesse qui vous a sauvé. Que les impies le
         voient,  qu’ils  le  voient,  et  reconnaissent  leur  erreur.  Voilà  Lucius
         délivré de ses maux, Lucius, par la grâce de la grande Isis, vainqueur
         du sort.   Mais pour plus de sûreté, pour plus grande garantie, prenez
         dans notre sainte milice l’engagement que naguère il vous fut conseillé
         de  prendre.  Consacrez-vous  à  notre  culte ;  subissez-en  le  joug
         volontaire. Servez notre déesse, afin de mieux  sentir le bienfait de
         votre liberté.
            Ainsi parla le pontife inspiré, et sa voix s’arrêta haletante, comme



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