Page 49 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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consolation) avait singulièrement gagné au change.
            C’en est fait ; j’ai beau considérer ma personne, je me vois âne ; et
         d’oiseau, point de nouvelles. Je voulus me plaindre à Photis ; mais déjà
         privé de l’action et de la parole humaine, je ne pus qu’étendre ma lèvre
         inférieure, et la regarder de côté, l’œil humide, en lui adressant une
         muette prière.   À peine m’a-t-elle vu dans cet état, que, se meurtrissant
         le visage à deux mains, elle s’écrie : Malheureuse, je suis perdue ! je
         me  suis  tant  pressée,  j’étais  si  troublée…  La  ressemblance  des
         boîtes… J’ai fait une méprise ;   mais, par bonheur, il y a un moyen
         bien simple pour revenir de cette métamorphose. Vous n’avez qu’à
         mâcher des roses, et vous quitterez cette figure d’âne, et mon Lucius
         me sera rendu.   Pourquoi faut-il qu’hier au soir je n’en aie pas préparé
         quelque guirlande à mon ordinaire ! vous n’auriez pas même à subir le
         retard de cette nuit. Mais patience ! au point du jour, je serai près de
         vous avec le remède.
            Telles étaient ses lamentations. Je me trouvais âne bel et bien, et de
         Lucius devenu bête de somme. Mais je n’en continuais pas moins à
         raisonner comme un être humain :   je délibérai longtemps, à part moi,
         si je ne devais pas tuer cette exécrable femme, en la terrassant à coups
         de pieds ou en la déchirant à belles dents.   Une réflexion m’arrêta :
         Photis morte, toute chance de salut pour moi s’anéantissait avec elle.
         L’oreille basse et secouant la tête, je pris donc le parti de dévorer pour
         un temps  mon  affront ;  et,  me conformant à ma situation présente,
         j’allai prendre place à l’écurie à côté de mon propre cheval. J’y trouvai
         aussi un autre âne appartenant à mon ci-devant hôte Milon ;   je me
         disais : S’il est une religion de l’instinct chez les êtres privés de la
         parole, ce cheval doit me reconnaître, et se sentir ému de sympathie ;
         il  va  m’offrir  une  place,  me  faire  les  honneurs  du  râtelier  et  de  la
         provende.   Mais ô Jupiter Hospitalier ! ô divinités saintes, protectrices
         de la bonne foi ! ce noble coursier, qui m’avait porté, se donne le mot
         avec  l’autre  âne ;  tous  deux  s’entendent  contre  moi,me  redoutent
         comme un rogneur de leur portion. Ils baissent l’oreille en signe de
         fureur,  et  me  lancent  vingt  ruades  à  mon  approche.      Je  me  vois
         repoussé loin de l’orge que de mes propres mains, j’avais étalée la
         veille devant ce monstre d’ingratitude domestique.
            Ainsi maltraité, force me fut de faire bande à part, et je me retirai



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