Page 57 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
P. 57

mettait le plus grand soin à dissimuler sa grande fortune.   Il vivait seul
         dans  sa  maison,  chétive  retraite,  mais  bien  fermée ;  mal  vêtu,  mal
         soigné,  toujours  couvant  ses  monceaux  d’or.      Nous  convînmes
         d’exploiter celui-là le premier, croyant avoir bon marché d’un homme
         seul, et faire paisiblement main basse sur ses trésors.
            Tout aussitôt à l’ouvrage. Nous allons, la nuit venue, faire le guet
         devant  la porte de Chryséros. L’enlever des gonds, la crocheter, la
         forcer, autant de moyens auxquels nous renonçâmes. Elle était à deux
         battants ; le bruit aurait pu nous attirer tout le voisinage sur les bras.
         Enfin, Lamachus, notre chef intrépide, avec cette détermination que
         vous lui connaissez, se hasarde à introduire sa main par le trou de la
         clef, essayant de faire sauter la serrure :   mais de tous les animaux à
         deux pieds le plus pervers, Chryséros, qui nous guettait et suivait tous
         nos mouvements, approche à pas de loup, sans le moindre bruit ; et,
         s’armant d’un énorme clou, fixe d’un effort soudain la main de notre
         chef au bois de la porte ;   puis le laissant à ce traître de gibet, il grimpe
         au toit de sa baraque, se met à crier à tue tête pour ameuter le quartier :
         il appelle chacun par son nom, et cherche à répandre l’alarme en disant
         que le feu vient de prendre à sa maison. C’est un danger auquel les
         voisins sympathisent ; aussi chacun d’accourir au secours.
            Nous voilà dans l’alternative de périr tous là, ou d’abandonner un
         camarade. La situation était violente. Nous prîmes un parti énergique :
         le patient lui-même l’exigea.   D’un coup dirigé avec précision sur la
         jointure, nous séparâmes l’épaule du bras, abandonnant  le tronçon.
         Puis, appliquant force linge sur la plaie, afin qu’aucune goutte de sang
         ne  révélât  notre  trace,  nous  entraînons  rapidement  le  reste  de
         Lamachus.   Tout le quartier était sens dessus dessous. Le danger était
         pressant ;  nous  ne  voyons  de  salut  que  dans  une  prompte  fuite.
         Lamachus sent qu’il ne pouvait marcher du même pas que nous, ni
         impunément rester en arrière. C’est alors que cette grande âme, cette
         héroïque vertu se montra tout entière. Il nous prie, nous conjure par le
         bras droit de Mars, par la foi du serment, de le délivrer tout d’un coup
         et de ses tortures présentes et de la captivité qui le menace.   Démembré
         du bras qui pille et qui tue, un brave voleur peut-il désirer de vivre ? Il
         serait trop heureux, lui, de mourir d’une main amie et de son plein gré.
         Voyant enfin qu’il a beau supplier, que nul ne s’offre à commettre ce



                                          57
   52   53   54   55   56   57   58   59   60   61   62